Prose immobile

 

 

On a de ces tristes rêves, parfois, quand la nuit se fait plus noire que la nuit même, et plus immobile. On a cherché une aventure, pour se frayer un passage à travers l'ennui, on a souhaité voir l'océan lui même déborder pour nous surprendre en plein songe. On a crû, un moment, parvenir à nous échapper de nous-même en regardant l'amour, on a cherché ses grandes mains pour nous comprimer le coeur, en faire sortir l'essence, le substrat, les larmes. On a vu depuis nos errances, la possibilité de mille autres errances qui seraient, elles au moins, méconnues,nouvelles et plus près peut-être de ce qu'on ose a peine appeler le bonheur, le renouveau, dans les heures heureuses, cette joie innée que serre l'homme entre ses phalanges et croit saisir et garder pour toujours, en le pressant de toutes ses forces, si fort presque jusqu'à le faire s'évanouir, tant on tient à lui. Heureusement, le bonheur prend souvent une forme liquide qui lui permet de s'échapper puis de revenir, sans jamais disparaître dans la nuit. Et le souvenir de l'amour lui-même parchemin émietté et vieux, sans résistances, serait bien faible et sec sans quelques larmes pour le réconforter, ce vieil amour, plus résistant peut-être, et plus en profondeur dans le temps comme une gerbe de promesses lancées vers le futur.
Il en est ainsi de mes nuits comme de mes jours où je ferme les yeux. Une valse succincte, un débordement soudain qui éclaire d'un feu diamanté la voûte noire. Le plus beau dans la vie, ce sont les promesses, ce sont elles qui resteront jusqu'au crépuscule, avant que la réalité ne vienne les détruire. Elles se tiennent là, dans la presque-île de la vie, en attente, ainsi que les sirènes ennuyées de n'avoir plus de marins naïfs à ensorceler. Les marins ne croient plus en elles, tout occupés qu'ils sont à faire leur compte, à calculer la distance qui les sépare de la gloire et des richesses mensongères. Les sirènes n'ont plus rien à vendre ni à acheter, elles sont sans valeur à la bourse, tout juste bonne à chanter pour faire danser les vagues au-dessus de leur abîme. Alors, elles sont tristes elles aussi et ont peut-être des rêves semblables aux miens. Se souvenant de l'antique époque où les gens avaient une âme, parfois, et y songeaient. Ils sont insensibles, maintenant, car ils ont tout connu avant même d'avoir ouvert les yeux, rien ne les surprend encore. Les sirènes elles aussi sont devenues chagrines. Et les poètes, rendus suicidaires et fous par l'époque.

Et la beauté est longue et s'endort, parfois, sur son lit de vie, loin des stupeurs, sans yeux pour l'apercevoir. Oh on peut bien la deviner passer dans les airs de temps en temps, l'espace d'un court instant, quand l'air se cabre et change soudainement, quand l'air se remplit d'un mystère venu d'on ne sait où. Cet appel étrange, et pourtant si familier, venu du fond des âges, vers une émotion qui n'est pas l'exaltation banale, mais bien cette sorte de lumière bleue qui semble s'épanouir à notre insu jusque dans les tréfonds de l'âme et qui respire, de ce rythme respiratoire devant lequel on se met à genoux, sans bien savoir s'il s'agit du bleu du ciel ou du bleu de la nuit, cette lueur teintée d'un noir si profond, on le devine près de nous, ce souffle qui nous effleurerait presque la peau, si près de nous comme un ange qui viendrait se mêler à notre vie. Vertige.
Elle ne reste jamais bien longtemps. Elle ne fait que passer. Pour nous montrer peut-être, ou du moins nous laisser deviner qu'il existe autre chose que cette vie lassée, toute abandonnée à la vacuité et la vaine attente, et qu'une nouvelle émotion est possible.

On a de ces tristes rêves, parfois, quand la nuit se fait plus noire que la nuit même, et plus immobile. Mais nous n'étions jamais si perdus que nous ne voulions l'avouer, et loin d'ici. Seulement, nous fermions les yeux comme un oiseau nocturne qui craindrait la lumière du jour, nous avons fuit le bonheur de peur qu'il nous perde. Et nous avons approfondi notre tristesse, pour y voir mieux l'espoir, craintif, peureux, luisant malgré tout devant nous comme un signe magnétique, comme une flamme vacillante sur le chemin. Nous n'étions pas si perdus, quand la lumière du matin revenue, nous regardons dans nos mains ce que les chagrins de la nuit nous ont laissé, avant de partir vers les rivages lointains.

 

 

21/08/06