BAUDELAIRE

LA PROSTITUTION SUBLIME

 

 

(Essai sujet à de futures additions, au fil du temps)

 

 

 

TABLE DES MATIÈRES

 

INTRODUCTION


I — LA PROSTITUTION SUBLIME
II— LE LOINTAIN TOUT PRÈS D'ICI
III— CRÉPUSCULE DES CHOSES
IV— LE PARADIS MORCELÉ
V— LE DIEU QUI SE RETIRE
VI— CLANDESTIN

Notes

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

Parfois je m'avancerai en direction du soleil, comme à l'assaut et puis, repu de choses sublimes, je reculerai, et l'admirerai d'un peu plus loin, pour goûter le fruit de ses absences.
Je ne chercherai pas à écrire un long livre sur Baudelaire. On a si rapidement fait de nous perdre dans mille conjectures, aussi inutiles qu'obscurcissantes. À cela je préfère en dire le plus possible, dans moins de mots.

Baudelaire est un de ces êtres familiers et lumineux qui, une fois que nous les avons fait nôtres, nous habitent pour toujours. On le garde jalousement dans notre sein, avec pudeur et attention, jusqu'à ce qu'une nuit on découvre, sans l'avoir cherché, que les fleurs qui ont poussé en silence dans notre jardin intérieur se sont plus seulement les nôtres, mais aussi celles de Baudelaire.

Ce sont ces fleurs-là que j'aimerais maintenant décrire.

 

 

 

 

 

 

LA PROSTITUTION SUBLIME

 

 

Un soleil n'explique rien, n'exprime aucune certitude. Il brille, rien d'autre. Et éblouie.
Quand on s'approche de lui il nous brûle et nous propage son incandescence.
On n'éteint pas un soleil en le mettant dans la bouche comme un bonbon.
Un Astre ne brille pour rien si aucun œil n'est là pour le regarder.
Le scruter jusque dans les moindres détails de son intimité offerte comme une expérience du monde.
C'est parce qu'il nous a donné une chance de le comprendre au-delà des apparences.
C'est sur cette chance-là qu'il a tout misé, et peut-être tout perdu.
Perdues sous les pudeurs amoncelées, il y a des traces, des étincelles de ce qu'était son vrai lui.
Une prostitution sublime.
Le reste est magnifiques ornements, poudres sur le visage, belles non pas pour ce qu'elles sont
Mais pour ce qu'elles nous cachent.

 

 

 

 

 

 

LE LOINTAIN TOUT PRÈS D'ICI

 

Un tremblement, pour chaque chose de ce monde, digne d'être aimée. Un temps, aménagé à la mesure de cette éternité qu'il porte en lui. Un temps désamorcé. Ce sentiment religieux, comme un artifice de l'âme, comme un fard sur la paupière. Plongé dans l'incertitude dès le matin de la vie, écartelé par deux mouvements contraires, de contractions et d'élargissements, de crispations et d'extases, de morcellements et de retours à la vie. Plongé dans l'incertitude, il offrait ses mains avec son âme dedans, ce qu'il était (ce qu'il est toujours). Âme déniée par la civilisation confortablement assise dans ses limites. Son œil, qui voyait si loin, avait déjà compris et deviné le seul adversaire digne d'être combattu, l'ennui de la survie ordinaire. Lui qui s'en voulait souvent de planer sur les choses, qui devait demander à la misère de le pardonner. Lui, aussi, qui devait se demander pourquoi moi, sans cesse, pourquoi cette aptitude à l'immensité, pourquoi les autres n'y ont-ils pas droit, s'est refusé même à se reposer sur les richesses qu'il portait. Ces richesses-là qui ne rendent pas heureux.


Jamais ses mots, si destructeurs qu'ils puissent apparaître, si rongeurs, vengeurs, ne nous ont fait descendre d'un cran. Ces mots-là revenus du fond de la détresse, souvent, ne cherchent qu'à nous élever vers des atmosphères inconnues, oubliées. Il a conçu très tôt que la poésie était un échappatoire, le seul peut-être valable, sa folie de s'être abandonné au rêve et d'avoir été le premier à l'utiliser comme une arme contre le monde entier. Arme toute droit sortie des régions inconnues (inconnues et pourtant, si familières), des régions des mirages, de l'irréalité espérée, arme la plus puissante qui soit.


S'il a plongé, la tête la première, sans penser à lui, sans penser à ce qu'il allait advenir de sa pauvre personne, à tout le mal que cela allait lui causer. S'il est allé là-bas, dans les endroits les plus reculés, là où l'humanité ne se connaît pas encore, c'est pour prouver aux yeux de tous que son espoir, son espoir fou, palpitait toujours. Il dure encore, cet espoir-là, cette promesse irréductible, elle a survécu. Son espoir profondément secret, qu'il redoutait d'offrir à cette humanité qu'il vomissait et qu'il comprenait tellement à la fois, il a essayé, sans cesse, par tous les moyens de le détruire, tout en s'émerveillant de le voir survivre à ses coups. C'était pour le rendre plus fort, pour l'éterniser.

Des gouffres amers. Des soleils mouillés. Des paysages désolés, des forêts de mâts. Je crois profondément que ce voyage effectué à 20 ans a été, plus qu'un périple forcé, une révélation immense. Si immense qu'une fois la promesse du lointain captée dans ses yeux il a voulu, précipitamment, rentrer chez lui, dans la saleté, le crachat, pour déjà en faire un souvenir et le multiplier à l'infini. C'est ce voyage qui lui a fait connaître, ressentir, retrouver ce léger balancement du navire sur les flots, cette oscillation du paradis à l'enfer, cette berceuse, cet écho du balancement utérin. Sa vie antérieure. Un sentiment qui est à la source de tous ses lancinants voyages, ses vers. Ce lointain a symbolisé en lui cette sorte de mirage, cette voix inexistante de sirène et pourtant si tenace, si irrésistible. Il a conçu qu'il n'avait qu'une seule vie, il l'a offerte a la seule chose qu'il aimait vraiment. Il a su qu'il fallait en faire quelque chose, de son voyage terrestre. Il décidait alors (et non subissait) de prendre tous les risques, c'est à dire de reposer son existence, ce qu'il était, sur ce qui est sans matière, sur un voile de rêve, sur l'impalpable. Aucune marche arrière n'était plus possible. Une fois l'absurdité de l'existence ordinaire comme consumée, avalée, comprise, il lui fallait poursuivre l'éternité qu'il portait en lui.

 

 

 

 

 

 

 

 

CRÉPUSCULE DES CHOSES

 

 

Une femme aura vécu mille vies au lieu d'une si elle avait eu la chance
D'aboutir dans un poème de Baudelaire
Une vie, sûrement, qu'elle ignore songeant sans doute que la réalité se déroule sous ses yeux
Mais la réalité c'est bien autre chose
C'est aussi la vie rêvée des gens qu'elle imagine
Et toute la journée elle les imagine
Ces mille vies possibles

 

À elles seules prennent plus de place que la vie réelle

Un poème de Baudelaire nous donne une sensation d'existence
Parce que lui-même n'était pas vraiment
Mais tentait de devenir
Un autre
Un autre qu'un être conforme supplémentaire
Un être un peu en-dehors du monde
Qui voulait participer au jeu

 

Lui qui avait les ailes immenses ramassées contre le trottoir

 

Le monde hurle tellement et ne sait pas se taire
On part l'affronter seul on se crame l'esprit
On se tord le cœur pour situer dans un bordel
Le lieu du vrai amour un amour sans fin
Pour la misère et tout ce qui est détruit

Un dandy qui sillonnait les boulevards s'est arrêté-là
Il s'est arrêté pauvre et nu devant le coucher du soleil mystique
Et marmonnait des choses hystériques et bizarres


Il a fallu que le soleil tombe pour qu'il en tombe amoureux

Dans un chant arrêté en plein crépuscule
C'était pour ceci tous les poèmes
C'était pour faire taire le monde

 

Il a fallu que le soleil tombe pour qu'il en tombe amoureux

 

 

 

 

 

 

 

LE PARADIS MORCELÉ

 

Baudelaire a voulu, à tout prix, maintenir sa posture de victime dans le monde, afin de préserver sa révolte perpétuelle contre l'ordre des choses, cette énergie à la source de sa poésie. Pour devenir un révolté, il faut d'abord prendre soin de s'entourer de quelques bourreaux. M. Ancelle a joué son rôle avec un talent certain. Le général Aupick, qui lui a volé celle qui, paraît-il, était son seul véritable amour, sa mère, a par ailleurs joué un parfait rôle de martyriseur.
Ses bourreaux étaient des gens adorables. Même s'il en avait eu la possibilité, il n'aurait pas tenté d'échapper à ses tortionnaires. Il était trop passionné de la punition pour s'en délivrer, elle qui devait l'inspirer, lui offrir sa violence féconde. Baudelaire était déjà en-dehors du monde, abandonné tout entier à la poésie, à l'affrontement de l'absolu. Un peu à la manière du "portrait ovale" d'Edgar Poe, l'artiste, qui a "crié de frayeur avant d'être vaincu", a vu sa vie et son esprit comme avalés par son œuvre.

Prisonnier de lui-même et de son ciel intérieur.

Baudelaire n'était pas de ces hommes qui passent à l'acte. Ou bien rarement, pendant ces sortes de crises où il prend possession de lui-même, ainsi qu'un tonnerre dans un ciel ennuyé. C'est le miracle momentané de celui qui ne parvient pas à se saisir de la vie, qui ne parvient pas à devenir parce qu'il est multiple, il a trop d'envergure. Baudelaire a cultivé sa propre méconnaissance. Devenir lui-même devait sans doute signifier trop, il devait sûrement avoir du mal à contenir en lui un esprit aussi multiple, toutes les facettes de sa personnalité forment un contraste terrible et quasi mortel avec l'exiguïté de la machinerie sociale.

On a dit de Baudelaire qu'il était vierge. Sans doute ne l'était-il plus à l'âge de vingt-ans, mais peut-être l'est-il redevenu par la suite. Il a pourtant bien attrapé la syphilis. Ses apparents dégoûts de la lubricité, ce "fouet du plaisir", distributeur de remords, cette "chair qui claque ainsi qu'un vieux drapeau", ce sont surtout les masques de son impuissance essentielle. L'amour, la jouissance matérielle des autres qu'il ne peut plus toucher est, en effet, ce "bourreau sans merci" qui le fait souffrir.
Baudelaire était fait pour aimer et être aimé infiniment. La société tout entière l'a privé de ce plaisir, alors il s'est servi de sa poésie comme d'un instrument de sa lente vengeance. Il a rangé de son côté tous les plaisirs qui sont puni de prison comme pour sectionner la mécanique du monde. Il est parti à la poursuite de cet infini que l'Homme se cache à lui-même, tout en y mêlant une certaine fascination de la bêtise. Comme les litanies de Satan qui sont des pures moqueries clandestines, titillations de la stupidité et dénonciations de l'aliénation humaine.

Puis il s'est mis à refuser les ivresses qu'il aurait pu faire siennes. Ces ivresses dont il nous parle, comme le haschich, l'alcool, l'amour...il les a vécu surtout à travers l'abstinence, il a goûté, sans avaler. Un peu comme il l'a fait, de manière générale, avec la vie et son réel. Il nous parle de l'ivresse comme un prisonnier chanterait la liberté.
Je pense aussi à son voyage vers les Indes qu'il ne verra pas...

Baudelaire est un personnage qui se réinvente dans un perpétuel avortement.

Cela se constatait d'ailleurs dans les bouleversements, fréquents, de son apparence physique. On a certains témoignages à ce sujet laissés par les gens qui l'ont connu.
Pour Baudelaire (comme pour Pascal), l'ennui est à la source de la plupart des maux de l'homme, c'est son abîme. S'il fuit, s'il court vers le quotidien et ses distractions, c'est pour lui échapper. Baudelaire, lui, en a fait une volupté aristocratique. Il a séjourné dans la chambre de l'ennui, qui devenait une sorte de consolation, sinon une torture qui faisait office de berceuse.

Il compris très tôt que la liberté serait son grand danger, quand on est libre il n'y a plus de révolte possible. À l'opposé, c'est à l'intérieur qu'il était fabuleusement libéré. Il est allé trouver de l'or dans les endroits de l'âme et du cœur les plus reculés et les plus illicites. Il jouissait de tout ce qui le distinguait de l'être ordinaire. Il chérissait sa douleur, il en faisait son animal voluptueux. Elle était son ultime refuge.
Le sado-masochisme est le dernier degré de l'amour dans une société occidentale qui a perdu toute innocence sexuelle. Baudelaire a eu son parti pris dans cet état des choses, dans cette perte de l'innocence. Il a trouvé que la conscience était dans le mal. Un mal pourtant formulé par un homme "chaste comme le papier".
L'esprit maladif, hystérique, le cœur torturé, corrompu et crâmé sont peut-être des états normaux dans un monde qui ne l'est pas vraiment. Tout dépend du système de valeurs depuis lequel on regarde la scène.

Ses expériences ou ses bribes d'expériences de la vie, ils les vivaient pour qu'elles puissent aboutir à un poème. Son sacrifice à la poésie et à son œuvre a comme "fermé le rideau qui le sépare du monde", l'a privé d'une véritable présence féminine. Son énergie sexuelle et la frustration qui en découle lui servaient maintenant à écrire des poèmes (c'est elle qui inocule à ses écrits ce charme érotique irrésistible), dans la réalité, il regardait de loin l'amour.
Son impuissance à être est ce qui fait sa fureur, tout autant qu'elle est ce qui le sauve et le distingue.
Chacun de ses poèmes est une promesse d'existence. Pour écrire aussi bien, il faut sans doute être un peu en-dehors du monde...

 

La fêlure est peut-être ce qui donne au vase tout son charme, et qui nous le rend pour toujours familier.
Il y avait chez lui cet égoïsme, ce narcissisme qu'ont certains hommes qui possèdent, paradoxalement, un trop-plein d'attentions et de sensibilités.
Ces hommes qui portent en eux une richesse qui ne peut être distribuée au premier venu comme des perles jetées aux cochons et qui vont s'entourer de mille et une précautions, sous la forme de mensonges, hypocrisies, afin de mieux masquer leur sensibilité sous une nuée de faux-semblants. C'est de cette manière que Baudelaire, "chaste comme le papier", aime à se faire passer pour un criminel, un pervers.
Ces faux-semblants, cette perversion passive, ces invocations à Satan lui permettent de berner les idiots et de faire passer quelques lignes sublimes à leur insu, de façon clandestine, pour les seuls yeux qui sauront le lire au-delà des apparences. Il prend plaisir à titiller la stupidité humaine, il va l'outrepasser en allumant les feux qui vont attirer toutes les mouches, ces mouches outrées, choquées, en fin de compte, agglutinées sur l'artificiel et le côté choquant de l'œuvre et qui vont le pousser jusqu'au procès.
Il attire tous les insectes à ces fausses lumières, ces ampoules afin de, clandestinement, mieux attirer les yeux qui sauront le lire à son vrai soleil qui, lui, s'allonge au fond de ses lignes comme un secret. C'est par la brisure qu'on aperçoit son soleil.
" Ceux qui savent le devinent " , et les autres ne comprendront jamais.
Déconstruire un mythe, dépoussiérer les faux-semblants, tenter de distinguer le vrai, trouver un peu de
lucidité. Faire d'une idole minérale un être de chair, le faire descendre de son piédestal ou de sa voûte céleste, découvrir un peu de son charlatanisme, sa fragilité cachée sous la violence et puis aimer Baudelaire pour tout ça, en fin de compte.

 

 

 

 

 

 

 

LE DIEU QUI SE RETIRE

 

 

Celui qui a entrepris d'offrir ce qu'il est
Doit se couvrir de saletés, d'impuretés
De toutes les injures et de tous les mépris
À la manière des filles de la rue
Pour être beau lui-même aux yeux du ciel
Aux yeux du ciel seulement
Et un peu aux yeux de sa mère
Pour se faire aimer plus encore
Non pas de l'Homme cet être stupide
Non pas cet homme être seul face à lui-même
Tout au fond de l'abîme
À se couvrir le regard de mascarades
Qui croit pouvoir posséder un mirage
Le prix pour échapper à l'ennui
C'est la perte de l'innocence cette sœur du rêve
Pour se faire aimer non pas des hommes
Mais des dieux
Des dieux toujours inconnus
Et familiers, pourtant

 

 

 

 

 

 

 

 

CLANDESTIN

 

Son œuvre est tellement liée à sa vie, c'est à dire à ses expériences, à sa manière de voir le monde, à sa sensibilité...Lorsque je lis "A une heure du matin", je prends un exemple parmi les pièces du Spleen de Paris, je retrouve ses fluctuations intérieures, cette pudeur qui se dévoile par appâts.

En se montrant ainsi, on voit bien que Baudelaire voulait plus que nous transmettre des lignes écrites, de la littérature, il voulait aussi nous transmettre son expérience du Monde. C'est en ce sens pour ma part que je m'intéresse à sa vie, de plus en plus, plus profondément chaque jour sûrement tout en conservant, au beau milieu de cette jungle de mensonges, faux-semblants, vie hypocrite, vie clandestine, parsemée parfois de quelques éclairs grandioses et d'ivresses, la part secrète d'une affection naïve pour la beauté magistrale de ses vers et de ses poèmes en prose.

 

Aussi loin qu'on puisse aller dans un esprit torturé et malsain dans les apparences, il subsiste une part d'innocence. C'est cette part-là qui me magnétise chez lui. C'est en s'adaptant à ce monde que son cœur en est venu à se corrompre, à prendre les plis les plus monstrueux.

Baudelaire a d'abord été profondément incompris par sa mère, ce qui sans doute l'a fait bien plus souffrir que tout le reste. Il lui a écrit dans une lettre (de mémoire), "Mon âme, que tu n'as jamais comprise". Baudelaire voulait remédier à cela, c'est peut-être ce qu'il a cherché à faire toute sa vie, ce qui l'a poussé à écrire. Tenter d'être. Ses projets de livres intimes, "mon cœur mis à nu" qu'il a voulu publier mais qu'il n'a pas pu, à la fois par manque de temps et de volonté de laisser encore quoi que ce soit à ce monde, vont dans ce sens.

Baudelaire a sa part mystérieuse, incompressible, aussi loin qu'on puisse aller dans le labyrinthe cet l'infini qu'il porte en lui et qu'il nous a laissé comme un héritage sans prix.
Il fait partie de ses créateurs qui sont des soleils à eux tout seuls, autour desquels on se satellise pour tenter, dans notre mesure, de s'expliquer la vie ou plus simplement, de connaître comment il faut vivre, savoir et penser. Survivre dans cette machinerie ou tout ce qui est spirituel et poétique a été comme réduit en cendres, écrasé par le poids immense de la progression.

Subsister tout en essayant de maintenir vivante, de toutes nos forces, cette partie mystérieuse en nous.

 

 

Baudelaire, c'est "regarde ce que le monde a fait de moi".

 

 

 

 

Je passe rue Regrattier, je longe la rue Saint-Louis en l'île
Je songe à Baudelaire, qui errait souvent par ici
J'écoute les résonances des voitures, et le calme...
Les talons de quelques passants

Je me dis que donnerait-il
Pour longer une nouvelle fois, rien qu'une
Cette rue de Paris, sentir le vent frais passer sur son visage
L'odeur des vieilles pierres, regarder le courant de la Seine
Par-dessus le parapet
Regarder les gouttières et la lune au-dessus du toit
Voir, à travers les fenêtres, la lumière et la vie
La chaleur du foyer dans les appartements
Que donnerait-il pour être à ma place à ce moment-là...

Alors je me dis qu'elle chance j'ai d'être en vie
Et le vent qui était froid quelques minutes auparavant
Prend un nouveau sens

 

Notes :

"Pour juger des choses grandes et hautes, il faut une âme de même, autrement nous leur attribuons le vice qui est le notre." Montaigne (au sujet peut-être de son procès)

Baudelaire avait conscience floue, instinctive, que les vraies choses se trament en profondeur, à notre insu. Quant à savoir s'il s'agit d'un Dieu, de Satan ou bien des hommes, qui tiennent les fils qui nous remuent... Ils ne le savaient pas, il avait l'humilité de ne pas savoir. Il le devinait indistinctement. Il devinait qu'il n'était pas le réel instigateur de sa propre vie.
On décidait à sa place... de ce qui était bon pour lui. On jugeait pour lui de ce qui était valeureux, juste.

Il sentait qu'un univers de symbole régissait sa vie.
Son oeuvre entière contient peut-être, au fond de la trame, un cri contre l'ordre des choses et de l'assise imperturbable de certains hommes qui décident du chemin qu'emprunte la masse.

 

 

Je suis d'accord alex, Baudelaire n'est pas un poète maudit (c'est d'ailleurs ce qui me gène un peu dans la page d'accueil de ce site). D'abord parce qu'il a fondé lui même le déclin de son aura et son crépuscule. Il trouvait non seulement du plaisir, mais le sentiment d'exister dans cette position de victime absolue. Ensuite, à la vue de la gloire qu'il a laissé sous son nom, quand on le compare aux nombreux écrivains dont nous n'entendrons jamais parler (et qui n'ont pas forcément moins eut une vie de maudit), cette gloire va pour moi à contrario du maudit qui a sombré dans le puits de l'oubli...
Il s'est sacrifié, oui, je suis complètement d'accord. Très tôt il avait eu conscience de ça. Aussi, très tôt il a compris que toute passion ne durait pas et devait s'éteindre, que l'action était dérisoire et ridicule. Symboliquement, il s'est suicidé (ou sacrifié, les termes sont interchangeables)

 

C'est vrai, kel, sur ce point je crois que tu as complètement raison. Si Baudelaire est dur dans le désespoir, il ne nous a jamais enfoncé. Après avoir lu un livre de Houellebecq, je ne me sens pas grandi. Après avoir lu un poème de Baudelaire, je me sens souvent revivre.
Houellebecq n'est pas un résistant, il a rendu les armes (si tant est qu'il a déjà eu les armes dans ses mains). Baudelaire ne s'affirmait pas résistant, il ne voulait pas prendre ce masque, mais il en était un, et pour des raisons infiniment plus profondes que vulgaires. Je pense à ce passage de fusées :

 

Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux — autant que possible — du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit en contemplant la fumée de son cigare : Que m’importe où vont ces consciences ?

Il s'attache au sort de ses semblables, sous couvert d'un "je m'en foutisme", il tend à les élever tout en s'élevant lui-même... Houellebecq aussi a ce "je m'en foutisme", mais je pense qu'il est arrivé à ce stade de la misanthropie plus poussé encore, où il se moque, finalement, complètement du sort du monde. Il prend le monde en dérision, alors que Baudelaire le prend très au sérieux.

 

Lui, c'est vrai, à propos de surréalisme. Je m'y suis intéressé, un temps, mais j'en suis revenu. À vrai dire, je n'ai jamais vraiment rien appris d'autres que je ne savais déjà. L'écriture automatique, c'est du foutage de gueule, à la limite un exercice pour les étudiants en psychanalyse. Après avoir écrit ou lu un texte d'écriture automatique, on a plus qu'à se rouler dans la m.... Je n'ai jamais lu, à part peut-être les dernières pages des vases communiquants, un texte de Breton qui m'ai marqué.
Seules peut-être l'importance donnée au rêve et à l'imagination est intéressante, mais elle n'avait pas besoin du surréalisme pour se faire. Le surréalisme n'a pas été une solution, quand on pense au nombre de ses membres qui se sont suicidés je pense même que c'était une mauvaise voie. On n'avait pas besoin du surréalisme pour dépoussiérer l'alexandrin. Un alexandrin, d'ailleurs, qui n'est pas le diable ni un ennemi à combattre. Le vers libre a laissé la place à tout un tas de foutreries du genre de l'écriture automatique. Le surréalisme a permis à n'importe quel imbécile de se sentir poète et de faire de la prose en écrivant n'importe quoi. L'anarchie n'est pas bonne en poésie ; l'ordre (qui n'est pas forcément l'académisme), la construction, le travail acharné sur la moindre tournure, l'utilisation des règles, ce n'est pas faire œuvre intitule que de s'y maintenir, parfois. (sans pour autant y rester enfermé)
En fait, on a jamais été aussi peu libre en poésie depuis qu'on a inventé le vers libre. La liberté, c'était pouvoir s'exprimer au sein d'un certain nombre de règles. Sans repères, il ne s'agit plus de liberté mais de désordre, d'errances. "Voir l'infini à travers une brèche", comme disait Baudelaire à propos de la rime. On pouvait réinventer ces règles tout en les utilisant, maintenant, comment réinventer quelque chose qui n'a pas de limite ? Quant à moi, je pense qu'il faut utiliser les deux, comme bon nous semble, et ne pas laisser tomber la rime ou l'alexandrin sous prétexte d'obsolescence. Il n'existe rien de meilleur que la rime pour articuler une certaine sensation de "navire bercé sur les flots" dans ses mouvements de va-et-vient, à d'autres moments, le vers libre est parfait pour exprimer certaines pensées qui ne peuvent pas se limiter aux rimes. Je pense que c'est exactement ce qu'à fait Baudelaire en écrivant le spleen de Paris, comme un "pendant" aux fleurs.

Textes non libres de droit. François Leturcq.
Image : provient du site : http://short2000.com/short/enter.html