Absurdité

 

J'imagine les doigts crispés (moi qui n'ai jamais connu de filles), les souffrances de l'amour, tout ce qu'il inspire et tout ce qu'il ne donne jamais. Je sais, je dois avancer et ne jamais me retourner...Quelle confusion, quelles illusions. C'est l'attente qui est dure. Et c'est de voir qu'on ne recevra jamais ce qui était escompté. Qu'il n'y aura pas de réponse. Ne te retourne pas, marche dans un silence entrecoupé de cris. N'oublie pas la passion, surtout, le désir ne suffit pas, il faut penser à la mort, l'attaquer de front. N'abandonne pas trop tôt...
Regarde quelles sont les armes en ta possession, sers-toi en, aime sans limites. C'est la seule idée valable, la seule qui permet de courir tête baissée en pleine confiance.


Toutes nos énergies devraient être déployées dans ce sens, l'unique ennemi, c'est la mort. Le reste n'a absolument aucune importance. La mort, partout là où elle se présente.
Il est possible de la vaincre, de se rendre vivant à force d'efforts. Pour ceux qui se sentaient aimés par toi, tu resteras vivant très longtemps. C'est le temps qui te tuera, c'est lui aussi qui va sauvegarder ta présence. Si tu as été généreux.


Marche en silence, ne te retourne pas. C'est inutile. Observe les dangers, il n'y a que des dangers, partout.

S'ils se rendaient compte de ce que je sais. C'est, pour eux, une trop grande remise en question, l'esprit est vite habitué à mettre de côté les questions bouleversantes. Mais moi, je le vois bien, ils se traînent. Tous les efforts sont déployés à justifier sans cesse une existence misérable, c'est tout, rien d'autre. Voilà le fondement de la vie, justifier son inutilité et son incapacité. Ils sont réellement en dehors de la vie. Ils souffrent, ils cherchent la vérité, eux aussi. Mais ils s'y prennent terriblement mal. Dans l'incertitude, ils deviennent mesquins au lieu de tendre la main. Ce n'est pas plus compliqué, changer son malheur en offrande. Transmettre son expérience, pour que d'autres puissent en faire usage.
Ce n'est quand même pas ma faute, si les anciens au lieu de nous apprendre la vie et ses richesses, grâce à leurs expériences, se vengent seulement de leurs infinies frustrations et ne lèguent que leur inutilité. Ils ne transmettent plus rien, ils sont déçus. C'est à dire morts avant l'heure. Les enfants, pour s'en sortir, n'ont pas d'autres choix que de renverser, de toutes leurs forces, les fondations.


N'abandonne pas trop tôt, ne sois pas silencieux tout de suite. Il reste toute une vie à construire, toute une souffrance à changer en beautés. Ne renie pas les premiers principes.


La désillusion. Je me demande si, finalement, l'illusion n'est pas plus réelle que cette réalité. Vivre pleinement une illusion, c'est lui faire prendre vie par une imagination féconde. Ce qui est réel, c'est l'invisible mêlé au visible. L'illusion n'est jamais vaine, n'est jamais fausse, il faut la vivre pleinement sans même douter une seule seconde que nous sommes éternels.


Quand je vois cette rangée de squelettes, dans les catacombes de Paris, cet ossuaire immense, je pense à ces millions de vies entassées. C'est là que je me rend mieux compte de l'inutilité de l'existence humaine. Et de la beauté que cette pensée engendre chez le rêveur. Par contraste, comme toujours.
Ces os étaient entourés d'un épiderme trop fragile et décomposé depuis longtemps. Mais ces peaux disparues, où sont elles passées ? À l'intérieur de ces crânes, il y avait pourtant un cerveau, qui avait des désirs, des espoirs, qui a souffert, qui a vécu ! Et puis un visage qu'on ne verra jamais plus. Une voix qui s'est tue à jamais. C'est incroyable, quelle vie pouvait avoir ce squelette, un sur des millions.
Quelles images a t-il bien pu emporter avec lui ? Quelles étaient ses dernières paroles prononcées ? La dernière vision de ce monde captée par ses yeux ? Un arbre ? Un mur de pierres ? Le visage inconsolable de sa descendance, abattue par le chagrin démesuré ?
Avait t-il conscience, au moment de s'éteindre, de l'absurdité de la vie humaine ?
Se disait t-il que bien de saisons après, vers une époque très lointaine, un type comme moi allait penser à lui, ce grain de sable dans le désert, et lui faire reprendre vie, d'une certaine manière, seulement par la puissance de l'imagination et du rêve vivant ?

Marche en silence. Sois discret sur ta douleur. Mais par moments, n'oublies pas de crier, c'est l'unique manière de garder vivantes les cellules qui s'épuisent.


J'imaginais les doigts repliés sous l'oreiller, quelques moments manqués, quelques tentatives échouées. C'est facile pour les autres, ils oublient vite. Moi je ne peux pas. Je pense à toutes les choses que je rate, à certaines personnes que j'aime et qui ne me connaissent pas. Et je ne veux pas abandonner trop tôt, me retrouver vraiment seul dans le silence.

 

13/06/03

 

 


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