Théophile GAUTIER
CHARLES BAUDELAIRE
La première fois que nous rencontrâmes Baudelaire, ce fut
vers le milieu de 1849, à l'hôtel Pimodan, où nous
occupions, près de Fernand Boissard, un appartement fantastique
qui communiquait avec le sien par un escalier dérobé caché
dans l'épaisseur du mur, et que devaient hanter les ombres des
belles dames aimées jadis de Lauzun. Il y avait là cette
superbe Maryx qui, toute jeune, a posé pour la Mignon de
Scheffer, et, plus tard, pour la Gloire distribuant des couronnes,
de Paul Delaroche, et cette autre beauté, alors dans toute sa splendeur,
dont Clesinger tira la Femme au serpent, ce marbre où la
douleur ressemble au paroxysme du plaisir et qui palpite avec une intensité
de vie que le ciseau n'avait jamais atteinte et qu'il ne dépassera
pas. Charles Baudelaire était encore un talent inédit, se préparant
dans l'ombre pour la lumière, avec cette volonté tenace
qui, chez lui, doublait l'inspiration ; mais son nom commençait
déjà à se répandre parmi les poëtes et
les artistes avec un certain frémissement d'attente, et la jeune
génération, venant après la grande génération
de 1830, semblait beaucoup compter sur lui. Dans le cénacle mystérieux
où s'ébauchent les réputations de l'avenir, il passait
pour le plus fort. Nous avions souvent entendu parler de lui, mais nous
ne connaissions aucune de ses oeuvres. Son aspect nous frappa : il avait
les cheveux coupés très-ras et du plus beau noir ; ces cheveux,
faisant des pointes régulières sur le front d'une éclatante
blancheur, le coiffaient comme une espèce de casque sarrasin ;
les yeux, couleur de tabac d'Espagne, avaient un regard spirituel, profond,
et d'une pénétration peut-être un peu trop insistante
; quant à la bouche, meublée de dents très-blanches,
elle abritait, sous une légère et soyeuse moustache ombrageant
son contour, des sinuosités mobiles, voluptueuses et ironiques
comme les lèvres des figures peintes par Léonard de Vinci
; le nez, fin et délicat, un peu arrondi, aux narines palpitantes,
semblait , subodorer de vagues parfums lointains ; une fossette vigoureuse
accentuait le menton comme le coup de pouce final du statuaire ; les joues,
soigneusement rasées, contrastaient, par leur fleur bleuâtre
que veloutait la poudre de riz, avec les nuances vermeilles des pommettes
; le cou, d'une élégance et d'une blancheur féminines,
apparaissait dégagé, partant d'un col de chemise rabattu
et d'une étroite cravate en madras des Indes et à carreaux.
Son vêtement consistait en un paletot d'une étoffe noire
lustrée et brillante, un pantalon noisette, des bas blancs et des
escarpins vernis, le tout méticuleusement propre et correct, avec
un cachet voulu de simplicité anglaise et comme l'intention de
se séparer du genre artiste, à chapeaux de feutre mou, à
vestes de velours, à vareuses rouges, à barbe prolixe et
à crinière échevelée. Rien de trop frais ni
de trop voyant dans cette tenue rigoureuse. Charles Baudelaire appartenait
à ce dandysme sobre qui râpe ses habits avec du papier de
verre pour leur ôter l'éclat endimanché et tout battant
neuf si cher au philistin et si désagréable pour le vrai
gentleman. Plus tard même, il rasa sa moustache, trouvant que c'était
un reste de vieux chic pittoresque qu'il était puéril et
bourgeois de conserver. Ainsi dégagée de tout duvet superflu,
sa tête rappelait celle de Lawrence Sterne, ressemblance qu'augmentait
l'habitude qu'avait Baudelaire d'appuyer, en parlant, son index contre
sa tempe ; ce qui est, comme on sait, l'attitude du portrait de l'humoriste
anglais, placé au commencement de ses oeuvres. Telle est l'impression
physique que nous a laissée, à cette première entrevue,
le futur auteur des Fleurs du mal. Nous trouvons dans les Nouveaux Camées parisiens, de Théodore
de Banville, l'un des plus chers et des plus constants amis du poëte
dont nous déplorons la perte, ce portrait de jeunesse et pour ainsi
dire avant la lettre. Qu'on nous permette de transcrire ici ces lignes
de prose, égales en perfection aux plus beaux vers ; elles donnent
de Baudelaire une physionomie peu connue et rapidement effacée
qui n'existe que là : « Un portrait peint par Émile Deroy, et qui est un des
rares chefs-d'oeuvre trouvés par la peinture moderne, nous montre
Charles Baudelaire à vingt ans, au moment où, riche, heureux,
aimé, déjà célèbre, il écrivait
ses premiers vers, acclamés par le Paris qui commande à
tout le reste du monde ! O rare exemple d'un visage réellement
divin, réunissant toutes les chances, toutes les forces et les
séductions les plus irrésistibles ! Le sourcil est pur,
allongé, d'un grand arc adouci, et couvre une paupière orientale,
chaude, vivement colorée ; l'oeil, long, noir, profond, d'une flamme
sans égale, caressant et impérieux, embrasse, interroge
et réfléchit tout ce qui l'entoure ; le nez, gracieux, ironique,
dont les plans s'accusent bien et dont le bout, un peu arrondi et projeté
en avant, fait tout de suite songer à la célèbre
phrase du poëte : Mon âme voltige sur les parfums, comme
l'âme des autres hommes voltige sur la musique ! La bouche est
arquée et affinée déjà par l'esprit, mais
à ce moment pourprée encore et d'une belle chair qui fait
songer à la splendeur des fruits. Le menton est arrondi, mais d'un
relief hautain, puissant comme celui de Balzac. Tout ce visage est d'une
pâleur chaude, brune, sous laquelle apparaissent les tons roses
d'un sang riche et beau ; une barbe enfantine, idéale, de jeune
dieu, la décore ; le front, haut, large, magnifiquement dessiné,
s'orne d'une noire, épaisse et charmante chevelure qui, naturellement
ondulée et bouclée comme celle de Paganini, tombe sur un
col d'Achille ou d'Antinoüs ! » Il ne faudrait pas prendre ce portrait tout à fait au pied de
la lettre, car il est vu à travers la peinture et à travers
la poésie, et embelli par une double idéalisation ; mais
il n'en est pas moins sincère et fut exact à son moment.
Charles Baudelaire a eu son heure de beauté suprême et d'épanouissement
parfait, et nous le constatons d'après ce fidèle témoignage.
Il est rare qu'un poëte, qu'un artiste soit connu sous son premier
et charmant aspect. La réputation ne lui vient que plus tard, lorsque
déjà les fatigues de l'étude, la lutte de la vie
et les tortures des passions ont altéré sa physionomie primitive
: il ne laisse de lui qu'un masque usé, flétri, où
chaque douleur a mis pour stigmate une meurtrissure ou une ride. C'est
cette dernière image, qui a sa beauté aussi, dont on se
souvient. Tel fut Alfred de Musset tout jeune. On eût dit Phoebus-Apollon
lui-même avec sa blonde chevelure, et le médaillon de David
nous le montre presque sous la figure d'un dieu. -- A cette singularité
qui semblait éviter toute affectation se mêlait une certaine
saveur exotique et comme un parfum lointain de contrées plus aimées
du soleil. On nous dit que Baudelaire avait voyagé longtemps dans
l'Inde, et tout s'expliqua. Contrairement aux moeurs un peu débraillées des artistes,
Baudelaire se piquait de garder les plus étroites convenances,
et sa politesse était excessive jusqu'à paraître maniérée.
Il mesurait ses phrases, n'employait que les termes les plus choisis,
et disait certains mots d'une façon particulière, comme
s'il eût voulu les souligner et leur donner une importance mystérieuse.
Il avait dans la voix des italiques et des majuscules initiales. La charge,
très en honneur à Pimodan, était dédaignée
par lui comme artiste et grossière ; mais il ne s'interdisait pas
le paradoxe et l'outrance. D'un air très-simple, très-naturel
et parfaitement détaché, comme s'il eût débité
un lieu commun à la Prudhomme sur la beauté ou la rigueur
de la température, il avançait quelque axiome sataniquement
monstrueux ou soutenait avec un sang-froid de glace quelque théorie
d'une extravagance mathématique, car il apportait une méthode
rigoureuse dans le développement de ses folies. Son esprit n'était
ni en mots ni en traits, mais il voyait les choses d'un point de vue particulier
qui en changeait les lignes comme celles des objets qu'on regarde à
vol d'oiseau ou en plafond, et il saisissait des rapports inappréciables
pour d'autres et dont la bizarrerie logique vous frappait. Ses gestes
étaient lents, rares et sobres, rapprochés du corps, car
il avait en horreur la gesticulation méridionale. Il n'aimait pas
non plus la volubilité de parole, et la froideur britannique lui
semblait de bon goût. On peut dire de lui que c'était un
dandy égaré dans la bohème mais y gardant son rang
et ses manières et ce culte de soi-même qui caractérise
l'homme imbu dans ses principes de Brummel. Tel il nous apparut à cette première rencontre, dont le
souvenir nous est aussi présent que si elle avait eu lieu hier,
et nous pourrions, de mémoire en dessiner le tableau. Nous étions dans ce grand salon du plus pur style Louis XIV,
aux boiseries rehaussées d'or terni, mais d'un ton admirable, à
la corniche à encorbellement, où quelque élève
de Lesueur ou de Poussin, ayant travaillé à l'hôtel
Lambert, avait peint des nymphes poursuivies par des satyres à
travers les roseaux, selon le goût mythologique de l'époque.
Sur la vaste cheminée de marbre sérancolin, tacheté
de blanc et de rouge, se dressait, en guise de pendule, un éléphant
doré, harnaché comme l'éléphant de Porus dans
la bataille de Lebrun, qui supportait sur son dos une tour de guerre où
s'inscrivait un cadran d'émail aux chiffres bleus. Les fauteuils
et les canapés étaient anciens et couverts de tapisseries
aux couleurs passées, représentant des sujets de chasse,
par Oudry ou Desportes. C'est dans ce salon qu'avaient lieu les séances
du club des haschichins ( mangeurs de haschich ), dont nous faisions
partie et que nous avons décrites ailleurs avec leurs extases,
leurs rêves et leurs hallucinations, suivis de si profonds accablements.
Comme nous l'avons dit plus haut, le maître du logis était
Fernand Boissard, dont les courts cheveux blonds bouclés, le teint
blanc et vermeil, l'oeil gris petillant de lumière et d'esprit,
la bouche rouge et les dents de perle, semblaient témoigner d'une
exubérance et d'une santé à la Rubens, et promettre
une vie prolongée au delà des bornes ordinaires. Mais, hélas
! qui peut prévoir le sort de chacun ? Boissard, à qui ne
manquait aucune des conditions du bonheur, et qui n'avait pas même
connu la joyeuse misère des fils de famille, s'est éteint,
il y a déjà quelques années, après s'être
longtemps survécu, d'une maladie analogue à celle dont est
mort Baudelaire. C'était un garçon des mieux doués
que Boissard ; il avait l'intelligence la plus ouverte ; il comprenait
la peinture, la poésie et la musique également bien ; mais,
chez lui, peut-être, le dilettante nuisait à l'artiste ;
l'admiration lui prenait trop de temps, il s'épuisait en enthousiasmes
; nul doute que, si la nécessité l'eût contraint de
sa main de fer, il n'eût été un peintre excellent.
Le succès qu'obtint au Salon son Épisode de la retraite
de Russie en est le sûr garant. Mais, sans abandonner la peinture,
il se laissa distraire par d'autres arts ; il jouait du violon, organisait
des quatuors, déchiffrait Bach, Beethoven, Meyerbeer et Mendelssohn,
apprenait des langues, écrivait de la critique et faisait des sonnets
charmants. C'était un grand voluptueux en fait d'art, et nul n'a
joui des chefs-d'oeuvre avec plus de raffinement, de passion et de sensualité
que lui ; à force d'admirer le beau, il oubliait de l'exprimer,
et ce qu'il avait si profondément senti, il croyait l'avoir rendu.
Sa conversation était charmante, pleine de gaieté et d'imprévu
; il avait, chose rare, l'invention du mot et de la phrase, et toute sorte
d'expressions agréablement bizarres, de concetti italiens
et d'agudezzas espagnoles passaient devant vos yeux, quand il parlait,
comme de fantasques figures de Callot, faisant des contorsions gracieuses
et risibles. Comme Baudelaire, amoureux de sensations rares, fussent-elles
dangereuses, il voulut connaître ces paradis artificiels,
qui, plus tard, vous font payer si cher leurs menteuses extases, et l'abus
du haschich dut altérer sans doute cette santé si robuste
et si florissante. Ce souvenir à un ami de notre jeunesse, avec
qui nous avons vécu sous le même toit, à un romantique
du bon temps que la gloire n'a pas visité, car il aimait trop celle
des autres pour songer à la sienne, ne sera pas déplacé
ici, dans cette notice destinée à servir de préface
aux oeuvres complètes d'un mort, notre ami à tous deux.
Là se trouvait aussi, le jour de cette visite, Jean Feuchères,
ce sculpteur de la race des Jean Goujon, des Germain Pilon et des Benvenuto
Cellini, dont l'oeuvre pleine de goût, d'invention et de grâce
a disparu presque tout entière, accaparée par l'industrie
et le commerce, et mise, elle le méritait bien, sous les noms les
plus illustres pour être vendue plus cher à de riches amateurs,
qui réellement n'étaient pas attrapés. Feuchères,
outre son talent de statuaire, avait un esprit d'imitation incroyable,
et nul acteur ne réalisait un type comme lui. Il est l'inventeur
de ces comiques dialogues du sergent Bridais et du fusilier Pitou dont
le répertoire s'est accru prodigieusement et qui provoquent encore
aujourd'hui un rire irrésistible. Feuchères est mort le
premier, et, des quatre artistes rassemblés à cette date
dans le salon de l'hôtel Pimodan, nous survivons seul. Sur le canapé, à demi étendue et le coude appuyé
à un coussin, avec une immobilité dont elle avait pris l'habitude
dans la pratique de la pose, Maryx, vêtue d'une robe blanche, bizarrement
constellée de pois rouges semblables à des gouttelettes
de sang, écoutait vaguement les paradoxes de Baudelaire, sans laisser
paraître la moindre surprise sur son masque du plus pur type oriental,
et faisait passer les bagues de sa main gauche aux doigts de sa main droite,
des mains aussi parfaites que son corps, dont le moulage a conservé
la beauté. Près de la fenêtre, la femme au serpent ( il ne sied pas
de lui donner ici son vrai nom ), ayant jeté sur un fauteuil son
mantelet de dentelle noire, et la plus délicieuse petite capote
verte qu'ait jamais chiffonnée Lucy Hocquet ou madame Baudrand,
secouait ses beaux cheveux d'un brun fauve tout humides encore, car elle
venait de l'École de natation, et, de toute sa personne drapée
de mousseline, s'exhalait, comme d'une naïade, le frais parfum du bain.
De l'oeil et du sourire, elle encourageait ce tournoi de paroles et y
jetait, de temps en temps, son mot, tantôt railleur, tantôt
approbatif, et la lutte recommençait de plus belle. Elles sont passées, ces heures charmantes de loisir, où
des décamérons de poëtes, d'artistes et de belles femmes
se réunissaient pour causer d'art, de littérature et d'amour,
comme au siècle de Boccace. Le temps, la mort, les impérieuses
nécessités de la vie ont dispersé ces groupes de
libres sympathies, mais le souvenir en reste cher à tous ceux qui
eurent le bonheur d'y être admis, et ce n'est pas sans un involontaire
attendrissement que nous écrivons ces lignes. Peu de temps après cette rencontre, Baudelaire vint nous voir
pour nous apporter un volume de vers, de la part de deux amis absents.
Il a raconté lui-même cette visite dans une notice littéraire
qu'il fit sur nous en des termes si respectueusement admiratifs, que nous
n'oserions les transcrire. A partir de ce moment, il se forma entre nous
une amitié où Baudelaire voulut toujours conserver l'attitude
d'un disciple favori près d'un maître sympathique, quoiqu'il
ne dût son talent qu'à lui-même et ne relevât
que de sa propre originalité. Jamais, dans la plus grande familiarité,
il ne manqua à cette déférence que nous trouvions
excessive et dont nous l'eussions dispensé avec plaisir. Il la
témoigna hautement et à plusieurs reprises, et la dédicace
des Fleurs du mal, qui nous est adressée, consacre dans
sa forme lapidaire l'expression absolue de ce dévouement amical
et poétique. Si nous insistons sur ces détails, ce n'est pas, comme on dit,
pour nous faire valoir, mais parce qu'ils peignent un côté
méconnu de l'âme de Baudelaire. Ce poëte, que l'on cherche
à faire passer pour une nature satanique, éprise du mal
et de la dépravation ( littérairement, bien entendu ), avait
l'amour et l'admiration au plus haut degré. Or, ce qui distingue
Satan, c'est qu'il ne peut ni admirer ni aimer. La lumière le blesse
et la gloire est pour lui un spectacle insupportable qui lui fait se voiler
les yeux avec ses ailes de chauve-souris. Nul, même au temps de
ferveur du romantisme, n'eut plus que Baudelaire le respect et l'adoration
des maîtres ; il était toujours prêt à leur
payer le tribut légitime d'encens qu'ils méritaient, et
cela, sans aucune servilité de disciple, sans aucun fanatisme de
séide, car il était lui-même un maître ayant
son royaume, son peuple, et battant monnaie à son coin. Il serait peut-être convenable, après avoir donné
deux portraits de Baudelaire dans tout l'éclat de sa jeunesse et
la plénitude de sa force, de le représenter tel qu'il fut
pendant les dernières années de sa vie, avant que la maladie
eût étendu la main vers lui et scellé de son cachet
ces lèvres qui ne devaient plus parler ici-bas. Sa figure s'était
amaigrie et comme spiritualisée ; les yeux semblaient plus vastes,
le nez s'était finement accentué et était devenu
plus ferme ; les lèvres s'étaient serrées mystérieusement
et dans leurs commissures paraissaient garder des secrets sarcastiques.
Aux nuances jadis vermeilles des joues se mêlaient des tons jaunes
de hâle ou de fatigue. Quant au front, légèrement
dépouillé, il avait gagné en grandeur et pour ainsi
dire en solidité ; on l'eût dit taillé par méplats
dans quelque marbre particulièrement dur. Des cheveux fins, soyeux
et longs, déjà plus rares et presque tout blancs, accompagnaient
cette physionomie à la fois vieillie et jeune et lui prêtaient
un aspect presque sacerdotal. Charles Baudelaire est né à Paris le 21 avril 1821, rue
Hautefeuille, dans une de ces vieilles maisons qui portaient à
leur angle une tourelle en poivrière, qu'une édilité
trop amoureuse de la ligne droite et des larges voies a sans doute fait
disparaître. Il était fils de M. Baudelaire, ancien ami de
Condorcet et de Cabanis, homme très-distingué, fort instruit
et gardant cette politesse du XVIIIe siècle, que les
moeurs prétentieusement farouches de l'ère républicaine
n'avaient pas effacée autant qu'on le pense. -- Cette qualité
a persisté dans le poëte, qui conserva toujours des formes
d'une urbanité extrême. On ne voit pas qu'en ses premières
années Baudelaire ait été un enfant prodige, et qu'il
ait cueilli beaucoup de lauriers aux distributions de prix des colléges.
Il eut même assez de peine à passer ses examens de bachelier
ès lettres, et fut reçu comme par grâce. Troublé
sans doute par l'imprévu des questions, ce garçon, d'un
esprit si fin et d'un savoir si réel, parut presque idiot. Nous
n'avons nullement l'intention de faire de cette inaptitude apparente un
brevet de capacité. On peut être prix d'honneur et avoir
beaucoup de talent. Il ne faut voir dans ce fait que l'incertitude des
présages qu'on voudrait tirer des épreuves académiques.
Sous l'écolier souvent distrait et paresseux ou plutôt occupé
d'autres choses, l'homme réel se forme peu à peu, invisible
aux professeurs et aux parents. M. Baudelaire mourut, et sa femme, mère
de Charles, se remaria avec le général Aupick, qui fut plus
tard ambassadeur à Constantinople. Des dissentiments ne tardèrent
pas à s'élever dans la famille à propos de la précoce
vocation que manifestait pour la littérature le jeune Baudelaire.
Ces craintes que ressentent les parents lorsque le don funeste de la poésie
se déclare chez leur fils sont, hélas ! bien légitimes,
et c'est à tort, selon nous, que, dans les biographies de poëtes,
on reproche aux pères et aux mères leur inintelligence et
leur prosaïsme. Ils ont bien raison. A quelle existence triste, précaire
et misérable, et nous ne parlons pas ici des embarras d'argent,
se voue celui qui s'engage dans cette voie douloureuse qu'on nomme la
carrière des lettres ! Il peut dès ce jour se considérer
comme retranché du nombre des humains : l'action chez lui s'arrête
; il ne vit plus ; il est le spectateur de la vie. Toute sensation lui
devient motif d'analyse. Involontairement il se dédouble et, faute
d'autre sujet, devient l'espion de lui-même. S'il manque de cadavre,
il s'étend sur la dalle de marbre noir, et, par un prodige fréquent
en littérature, il enfonce le scalpel dans son propre coeur. Et
quelles luttes acharnées avec l'Idée, ce Protée insaisissable
qui prend toutes les formes pour se dérober à votre étreinte,
et qui ne rend son oracle que lorsqu'on l'a contrainte à se montrer
sous son véritable aspect ! Cette Idée, quand on la tient,
effarée et palpitante sous son genou vainqueur, il faut la relever,
la vêtir, lui mettre cette robe de style si difficile à tisser,
à teindre, à disposer en plis sévères ou gracieux.
A ce jeu longtemps soutenu, les nerfs s'irritent, le cerveau s'enflamme,
la sensibilité s'exacerbe ; et la névrose arrive avec ses
inquiétudes bizarres, ses insomnies hallucinées, ses souffrances
indéfinissables, ses caprices morbides, ses dépravations
fantasques, ses engouements et ses répugnances sans motif, ses
énergies folles et ses prostrations énervées, sa
recherche d'excitants et son dégoût pour toute nourriture
saine. Nous ne chargeons pas le tableau ; plus d'une mort récente
en garantit l'exactitude. Encore n'avons-nous là en vue que les
poëtes ayant du talent, visités par la gloire et qui, du moins,
ont succombé sur le sein de leur idéal. Que serait-ce si
nous descendions dans ces limbes où vagissent, avec les ombres
des petits enfants, les vocations mort-nées, les tentatives avortées,
les larves d'idées qui n'ont trouvé ni ailes ni formes,
car le désir n'est pas la puissance, l'amour n'est pas la possession.
La foi ne suffit pas : il faut le don. En littérature comme en
théologie, les oeuvres ne sont rien sans la Grâce. Bien qu'ils ne soupçonnent pas cet enfer d'angoisses, car, pour
le bien connaître, il faut en avoir soi-même descendu les
spirales sous la conduite non pas d'un Virgile ou d'un Dante, mais sous
celle d'un Lousteau, d'un Lucien de Rubempré, ou de tout autre
journaliste de Balzac, les parents pressentent instinctivement les périls
et les souffrances de la vie littéraire ou artistique, et ils tâchent
d'en détourner les enfants qu'ils aiment et auxquels ils souhaitent
dans la vie une position humainement heureuse. Une seule fois depuis que la terre tourne autour du soleil, il s'est
trouvé un père et une mère qui souhaitaient ardemment
d'avoir un fils pour le consacrer à la poésie. L'enfant
reçut dans cette intention la plus brillante éducation littéraire,
et, par une énorme ironie de la destinée, devint Chapelain,
l'auteur de la Pucelle ! -- C'était, on l'avouera, jouer
de malheur. Pour donner un autre cours à ces idées où il s'entêtait,
on fit voyager Baudelaire. On l'envoya très-loin. Embarqué
sur un vaisseau et recommandé au capitaine, il parcourut avec lui
les mers de l'Inde, vit l'île Maurice, l'île Bourbon, Madagascar,
Ceylan peut-être, quelques points de la presqu'île du Gange,
et ne renonça nullement pour cela à son dessein d'être
homme de lettres. On essaya vainement de l'intéresser au commerce
; le placement de sa pacotille l'occupait fort peu. Un trafic de boeufs
pour alimenter de biftecks les Anglais de l'Inde ne lui offrit pas plus
de charme, et de ce voyage au long cours il ne rapporta qu'un éblouissement
splendide qu'il garda toute sa vie. Il admira ce ciel où brillent
des constellations inconnues en Europe, cette magnifique et gigantesque
végétation aux parfums pénétrants, ces pagodes
élégamment bizarres, ces figures brunes aux blanches draperies,
toute cette nature exotique si chaude, si puissante et si colorée,
et dans ses vers de fréquentes récurrences le ramènent
des brouillards et des fanges de Paris vers ces contrées de lumière,
d'azur et de parfums. Au fond de la poésie la plus sombre s'ouvre
une fenêtre par où l'on voit, au lieu des cheminées
noires et des toits fumeux, la mer bleue de l'Inde, ou quelque rivage
d'or que parcourt légèrement une svelte figure de Malabaraise
demi-nue, portant une amphore sur la tête. Sans vouloir pénétrer
plus qu'il ne convient dans la vie privée du poëte, on peut
supposer que ce fut pendant ce voyage qu'il prit cet amour de la Vénus
noire, pour laquelle il eut toujours un culte. Quand il revint de ces pérégrinations lointaines, l'heure
de sa majorité avait sonné ; il n'y avait plus de raison,
-- pas même de raison d'argent, car il était riche pour quelque
temps du moins, -- de s'opposer à la vocation de Baudelaire ; elle
s'était affirmée par sa résistance aux obstacles,
et rien n'avait pu la distraire de son but. Logé dans un petit
appartement de garçon, sous le toit de ce même hôtel
Pimodan où nous le rencontrâmes plus tard, comme nous l'avons
raconté aux premières pages de cette notice, il commença
cette vie de travail interrompu et repris sans cesse, d'études
disparates et de paresse féconde, qui est celle de tout homme de
lettres cherchant sa voie. Baudelaire l'eut bientôt trouvée.
Il avisa, non pas en deçà, mais au delà du romantisme,
une terre inexplorée, une sorte de Kamtchatka hérissé
et farouche, et c'est à la pointe la plus extrême qu'il se
bâtit, comme dit Sainte-Beuve qui l'appréciait, un kiosque,
ou plutôt une yourte d'une architecture bizarre. Plusieurs des pièces qui figurent dans les Fleurs du mal
étaient déjà composées. Baudelaire, comme
tous les poëtes-nés, dès le début posséda
sa forme et fut maître de son style, qu'il accentua et polit plus
tard, mais dans le même sens. On a souvent accusé Baudelaire
de bizarrerie concertée, d'originalité voulue et obtenue
à tout prix, et surtout de maniérisme. C'est un point
auquel il sied de s'arrêter avant d'aller plus loin. Il y a des
gens qui sont naturellement maniérés. La simplicité
serait chez eux affectation pure et comme une sorte de maniérisme
inverse. Il leur faudrait chercher longtemps et se travailler beaucoup
pour être simples. Les circonvolutions de leur cerveau se replient
de façon que les idées s'y tordent, s'y enchevêtrent
et s'enroulent en spirales au lieu de suivre la ligne droite. Les pensées
les plus compliquées, les plus subtiles, les plus intenses, sont
celles qui se présentent à eux les premières. Ils
voient les choses sous un angle singulier qui en modifie l'aspect et la
perspective. De toutes les images, les plus bizarres, les plus insolites,
les plus fantasquement lointaines du sujet traité, les frappent
principalement, et ils savent les rattacher à leur trame par un
fil mystérieux démêlé tout de suite. Baudelaire
avait un esprit ainsi fait, et, là où la critique a voulu
voir le travail, l'effort, l'outrance et le paroxysme de parti pris, il
n'y avait que le libre et facile épanouissement d'une individualité.
Ces pièces de vers, d'une saveur si exquisement étrange,
renfermées dans des flacons si bien ciselés, ne lui coûtaient
pas plus qu'à d'autres un lieu commun mal rimé. Baudelaire, tout en ayant pour les grands maîtres du passé
l'admiration qu'ils méritent historiquement, ne pensait pas qu'on
dût les prendre pour modèles : ils avaient eu ce bonheur
d'arriver dans la jeunesse du monde, à l'aube, pour ainsi dire,
de l'humanité, lorsque rien n'avait été exprimé
encore et que toute forme, toute image, tout sentiment avait un charme
de nouveauté virginale. Les grands lieux communs qui composent
le fond de la pensée humaine étaient alors dans toute leur
fleur et ils suffisaient à des génies simples parlant à
un peuple enfantin. Mais, à force de redites, ces thèmes
généraux de poésie s'étaient usés comme
des monnaies qui, à trop circuler, perdent leur empreinte ; et,
d'ailleurs, la vie devenue plus complexe, chargée de plus de notions
et d'idées, n'était plus représentée par ces
compositions artificielles faites dans l'esprit d'un autre âge.
Autant la vraie innocence est charmante, autant la rouerie qui fait semblant
de ne pas savoir vous agace et vous déplaît. La qualité
du XIXe siècle n'est pas précisément la
naïveté, et il a besoin, pour rendre sa pensée, ses rêves
et ses postulations, d'un idiome un peu plus composite que la langue dite
classique. La littérature est comme la journée : elle a
un matin, un midi, un soir et une nuit. Sans disserter vainement pour
savoir si l'on doit préférer l'aurore au crépuscule,
il faut peindre à l'heure où l'on se trouve et avec une
palette chargée des couleurs nécessaires pour rendre les
effets que cette heure amène. Le couchant n'a-t-il pas sa beauté
comme le matin ? Ces rouges de cuivre, ces ors verts, ces tons de turquoise
se fondant avec le saphir, toutes ces teintes qui brûlent et se
décomposent dans le grand incendie final, ces nuages aux formes
étranges et monstrueuses que des jets de lumière pénètrent
et qui semblent l'écroulement gigantesque d'une Babel aérienne,
n'offrent-ils pas autant de poésie que l'Aurore aux doigts de rose,
que nous ne voulons pas mépriser cependant ? Mais il y a longtemps
que les Heures qui précèdent le char du Jour, dans le plafond
du Guide, se sont envolées ! Le poëte des Fleurs du mal aimait ce qu'on appelle improprement
le style de décadence, et qui n'est autre chose que l'art arrivé
à ce point de maturité extrême que déterminent
à leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent : style
ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches,
reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les
vocabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les palettes,
des notes à tous les claviers, s'efforçant à rendre
la pensée dans ce qu'elle a de plus ineffable, et la forme en ses
contours les plus vagues et les plus fuyants, écoutant pour les
traduire les confidences subtiles de la névrose, les aveux de la
passion vieillissante qui se déprave et les hallucinations bizarres
de l'idée fixe tournant à la folie. Ce style de décadence
est le dernier mot du Verbe sommé de tout exprimer et poussé
à l'extrême outrance. On peut rappeler, à propos de
lui, la langue marbrée déjà des verdeurs de la décomposition
et comme faisandée du bas-empire romain et les raffinements compliqués
de l'école byzantine, dernière forme de l'art grec tombé
en déliquescence ; mais tel est bien l'idiome nécessaire
et fatal des peuples et des civilisations où la vie factice a remplacé
la vie naturelle et développé chez l'homme des besoins inconnus.
Ce n'est pas chose aisée, d'ailleurs, que ce style méprisé
des pédants, car il exprime des idées neuves avec des formes
nouvelles et des mots qu'on n'a pas entendus encore. A l'encontre du style
classique, il admet l'ombre et dans cette ombre se meuvent confusément
les larves des superstitions, les fantômes hagards de l'insomnie,
les terreurs nocturnes, les remords qui tressaillent et se retournent
au moindre bruit, les rêves monstrueux qu'arrête seule l'impuissance,
les fantaisies obscures dont le jour s'étonnerait, et tout ce que
l'âme, au fond de sa plus profonde et dernière caverne, recèle
de ténébreux, de difforme et de vaguement horrible. On pense
bien que les quatorze cents mots du dialecte racinien ne suffisent pas
à l'auteur qui s'est donné la rude tâche de rendre
les idées et les choses modernes dans leur infinie complexité
et leur multiple coloration. Ainsi Baudelaire, qui, malgré son
peu de succès aux examens du baccalauréat, était
bon latiniste, préférait assurément, à Virgile
et à Cicéron, Apulée, Pétrone, Juvénal,
saint Augustin et ce Tertullien dont le style a l'éclat noir de
l'ébène. Il allait même jusqu'au latin d'Église,
à ces proses et à ces hymnes où la rime représente
le rhythme antique oublié, et il a adressé sous ce titre
: Franciscae meae Laudes, « à une modiste érudite
et dévote, » tels sont les termes de la dédicace,
une pièce latine rimée dans cette forme que Brizeux appelle
ternaire, composée de trois rimes qui se suivent au lieu de s'enlacer
en tresse alternée comme dans le tercet dantesque. A cette pièce
bizarre est jointe une note singulière, que nous transcrivons ici,
car elle explique et corrobore ce que nous venons de dire sur les idiomes
de décadence : « Ne semble-t-il pas au lecteur, comme à moi, que la langue
de la dernière décadence latine -- suprême soupir
d'une personne robuste déjà transformée et préparée
pour la vie spirituelle -- est singulièrement propre à exprimer
la passion telle que l'a comprise et sentie le monde poétique moderne
? La mysticité est l'autre pôle de cet aimant dont Catulle
et sa bande, poëtes brutaux et purement épidermiques, n'ont
connu que le pôle sensualité. Dans cette merveilleuse langue,
le solécisme et le barbarisme me paraissent rendre les négligences
forcées d'une passion qui s'oublie et se moque des règles.
Les mots, pris dans une acception nouvelle, révèlent la
maladresse charmante du barbare du Nord agenouillé devant la beauté
romaine. Le calembour lui-même, quand il traverse ces pédantesques
bégayements, ne joue-t-il pas la grâce sauvage et baroque
de l'enfance ? » Il ne faudrait pas pousser cette idée trop loin. Baudelaire,
lorsqu'il n'a pas à exprimer quelque déviation curieuse,
quelque côté inédit de l'âme ou des choses,
se sert d'une langue pure, claire, correcte et d'une exactitude telle,
que les plus difficiles n'y sauraient rien reprendre. Cela est surtout
sensible dans sa prose, où il traite de matières plus courantes
et moins abstruses que dans ses vers, presque toujours d'une concentration
extrême. Quant à ses doctrines philosophiques et littéraires,
elles étaient celles d'Edgar Poe, qu'il n'avait pas encore traduit,
mais avec lequel il avait de singulières affinités. On peut
lui appliquer les phrases qu'il écrivait sur l'auteur américain
dans la préface des Contes extraordinaires : « Il
considérait le progrès, la grande idée moderne comme
une extase de gobe-mouches, et il appelait les perfectionnements
de l'habitacle humain des cicatrices et des abominations rectangulaires.
Il ne croyait qu'à l'immuable, qu'à l'éternel et
au self-same, et il jouissait, cruel privilége, dans une
société amoureuse d'elle-même, de ce grand bon sens
à la Machiavel qui marche devant le sage comme une colonne lumineuse,
à travers le désert de l'histoire. » -- Baudelaire
avait en parfaite horreur les philanthropes, les progressistes, les utilitaires,
les humanitaires, les utopistes et tous ceux qui prétendent changer
quelque chose à l'invariable nature et à l'agencement fatal
des sociétés. Il ne rêvait ni la suppression de l'enfer
ni celle de la guillotine pour la plus grande commodité des pécheurs
et des assassins ; il ne pensait pas que l'homme fût né bon,
et il admettait la perversité originelle comme un élément
qu'on retrouve toujours au fond des âmes les plus pures, perversité,
mauvaise conseillère qui pousse l'homme à faire ce qui lui
est funeste, précisément parce que cela lui est funeste
et pour le plaisir de contrarier la loi, sans autre attrait que la désobéissance,
en dehors de toute sensualité, de tout profit et de tout charme.
Cette perversité, il la constatait et la flagellait chez les autres
comme chez lui-même, ainsi qu'un esclave pris en faute, mais en
s'abstenant de tout sermon, car il la regardait comme damnablement méprisable.
C'est donc bien à tort que des critiques à courte vue ont
accusé Baudelaire d'immoralité, thème commode de
déblatérations pour la médiocrité jalouse
et toujours bien accueilli par les pharisiens et les J. Prudhommes. Personne
n'a professé pour les turpitudes de l'esprit et les laideurs de
la matière un plus hautain dégoût. Il haïssait le
mal comme une déviation à la mathématique et à
la norme, et, en sa qualité de parfait gentleman, il le méprisait
comme inconvenant, ridicule, bourgeois et surtout malpropre. S'il a souvent
traité des sujets hideux, répugnants et maladifs, c'est
par cette sorte d'horreur et de fascination qui fait descendre l'oiseau
magnétisé vers la gueule impure du serpent ; mais plus d'une
fois, d'un vigoureux coup d'aile, il rompt le charme et remonte vers les
régions les plus bleues de la spiritualité. Il aurait pu
graver sur son cachet comme devise ces mots : « Spleen et idéal,
» qui servent de titre à la première partie de son
volume en vers. Si son bouquet se compose de fleurs étranges, aux
couleurs métalliques, au parfum vertigineux, dont le calice, au
lieu de rosée, contient d'âcres larmes ou des gouttes d'aqua-tofana,
il peut répondre qu'il n'en pousse guère d'autres dans le
terreau noir et saturé de pourriture comme un sol de cimetière
des civilisations décrépites, où se dissolvent parmi
les miasmes méphitiques les cadavres des siècles précédents
; sans doute les wergiss-mein-nicht, les roses, les marguerites, les violettes,
sont des fleurs plus agréablement printanières ; mais il
n'en croît pas beaucoup dans la boue noire dont les pavés
de la grand'ville sont sertis ; et, d'ailleurs, Baudelaire, s'il a le
sens du grand paysage tropical où éclatent comme des rêves
des explosions d'arbres d'une élégance bizarre et gigantesque,
n'est que médiocrement touché par les petits sites champêtres
de la banlieue ; et ce n'est pas lui qui s'ébaudirait comme les
philistins de Henri Heine devant la romantique efflorescence de la verdure
nouvelle et se pâmerait au chant des moineaux. Il aime à
suivre l'homme pâle, crispé, tordu, convulsé par les
passions factices et le réel ennui moderne à travers les
sinuosités de cet immense madrépore de Paris, à le
surprendre dans ses malaises, ses angoisses, ses misères, ses prostrations
et ses excitations, ses névroses et ses désespoirs. Comme
des noeuds de vipère sous un fumier qu'on soulève, il regarde
grouiller les mauvais instincts naissants, les ignobles habitudes paresseusement
accroupies dans leur fange ; et, à ce spectacle qui l'attire et
le repousse, il gagne une incurable mélancolie, car il ne se juge
pas meilleur que les autres, et il souffre de voir la pure voûte
des cieux et les chastes étoiles voilées par d'immondes
vapeurs. Avec ces idées, on pense bien que Baudelaire était pour
l'autonomie absolue de l'art et qu'il n'admettait pas que la poésie
eût d'autre but qu'elle-même et d'autre mission à remplir
que d'exciter dans l'âme du lecteur la sensation du beau, dans le
sens absolu du terme. A cette sensation il jugeait nécessaire,
à nos époques peu naïves, d'ajouter un certain effet de
surprise, d'étonnement et de rareté. Autant que possible,
il bannissait de la poésie l'éloquence, la passion et la
vérité calquée trop exactement. De même qu'on
ne doit pas employer directement dans la statuaire les morceaux moulés
sur nature, il voulait qu'avant d'entrer dans la sphère de l'art,
tout objet subît une métamorphose qui l'appropriât
à ce milieu subtil, en l'idéalisant et en l'éloignant
de la réalité triviale. Ces principes peuvent étonner
quand on lit certaines pièces de Baudelaire où l'honneur
semble cherchée comme à plaisir ; mais qu'on ne s'y trompe
pas, cette horreur est toujours transfigurée par le caractère
et l'effet, par un rayon à la Rembrandt, ou un trait de grandesse
à la Velasquez qui trahit la race sous la difformité sordide.
En remuant dans son chaudron toute sorte d'ingrédients fantastiquement
bizarres et cabalistiquement vénéneux, Baudelaire peut dire
comme les sorcières de Macbeth : « Le beau est horrible,
l'horrible est beau. » Cette sorte de laideur voulue n'est donc
pas en contradiction avec le but suprême de l'art, et des morceaux
tels que les sept Vieillards et les Petites Vieilles ont
arraché au saint Jean poétique qui rêve dans la Patmos
de Guernesey cette phrase, qui caractérise si bien l'auteur des
Fleurs du mal : « Vous avez doté le ciel de l'art
d'on ne sait quel rayon macabre ; vous avez créé un frisson
nouveau. » -- Mais ce n'est, pour ainsi dire, que l'ombre du talent
de Baudelaire, cette ombre ardemment rousse ou froidement bleuâtre
qui lui sert à faire valoir la touche essentielle et lumineuse.
Il y a de la sérénité dans ce talent si nerveux,
si fébrile et si tourmenté en apparence. Sur les hauts sommets,
il est tranquille : pacem summa tenent. Mais, au lieu d'écrire quelles sont les idées du poëte
à ce sujet, il serait bien plus simple de le laisser parler lui-même
: « ... La poésie, pour peu qu'on veuille descendre en soi-même,
interroger son âme, rappeler ses souvenirs d'enthousiasme, n'a pas
d'autre but qu'elle-même ; elle ne peut pas en avoir d'autre et
aucun poëme ne sera si grand, si noble, si véritablement digne
du nom de poëme, que celui qui aura été écrit
uniquement pour le plaisir d'écrire un poëme. » Je ne veux pas dire que la poésie n'ennoblisse pas les
moeurs, -- qu'on me comprenne bien, -- que son résultat final ne
soit pas d'élever l'homme au-dessus des intérêts vulgaires.
Ce serait évidemment une absurdité. Je dis que, si le poëte
a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique,
et il n'est pas imprudent de parier que son oeuvre sera mauvaise. La poésie
ne peut pas, sous peine de mort ou de déchéance, s'assimiler
à la science ou à la morale. Elle n'a pas la Vérité
pour objet, elle n'a qu'Elle-même. Les modes de démonstration
des vérités sont autres et sont ailleurs. La Vérité
n'a que faire avec les chansons ; tout ce qui fait le charme, la grâce,
l'irrésistible d'une chanson enlèverait à la Vérité
son autorité et son pouvoir. Froide, calme, impassible, l'humeur
démonstrative repousse les diamants et les fleurs de la Muse ;
elle est donc absolument l'inverse de l'humeur poétique. » L'Intellect pur vise à la Vérité, le Goût
nous montre la Beauté et le Sens moral nous enseigne le Devoir.
Il est vrai que le sens du milieu a d'intimes connexions avec les deux
extrêmes, et il ne se sépare du Sens moral que par une si
légère différence, qu'Aristote n'a pas hésité
à ranger parmi les vertus quelques-unes de ses délicates
opérations. Aussi, ce qui exaspère surtout l'homme de goût
dans le spectacle du vice, c'est sa difformité, sa disproportion.
Le vice porte atteinte au juste et au vrai, révolte l'intellect
et la conscience ; mais, comme outrage à l'harmonie, comme dissonance,
il blessera plus particulièrement certains esprits poétiques,
et je ne crois pas qu'il soit scandalisant de considérer toute
infraction à la morale, au beau moral, comme une espèce
de faute contre le rhythme et la prosodie universels. » C'est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous
fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu,
comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce
qui est au delà et que voile la vie, est la preuve la plus vivante
de notre immortalité. C'est à la fois par la poésie
et à travers la poésie, par et à travers
la musique que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière
le tombeau. Et, quand un poëme exquis amène les larmes au
bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance,
elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie
irritée, d'une postulation de nerfs, d'une nature exilée
dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer immédiatement, sur cette
terre même, d'un paradis révélé. » Ainsi le principe de la poésie est, strictement et simplement,
l'aspiration humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation
de ce principe est dans un enthousiasme, un enlèvement de l'âme,
enthousiasme tout à fait indépendant de la passion, qui
est l'ivresse du coeur, et de la vérité, qui est la pâture
de la raison. Car la passion est chose naturelle, trop naturelle
même pour ne pas introduire un ton blessant, discordant dans le
domaine de la beauté pure ; trop familière et trop violente
pour ne pas scandaliser les purs Désirs, les gracieuses Mélancolies
et les nobles Désespoirs qui habitent les régions surnaturelles
de la poésie. » Quoique peu de poëtes eussent une originalité et une inspiration
plus spontanément jaillissantes que Baudelaire, sans doute par
dégoût du faux lyrisme qui affecte de croire à la
descente d'une langue de feu sur l'écrivain rimant avec peine une
strophe, il prétendait que le véritable auteur provoquait,
dirigeait et modifiait à volonté cette puissance mystérieuse
de la production littéraire, et nous trouvons dans un très-curieux
morceau qui précède la traduction du célèbre
poëme d'Edgar Poe intitulé le Corbeau, les lignes suivantes,
demi-ironiques, demi-sérieuses, où la pensée propre
de Baudelaire se formule en ayant l'air d'analyser seulement celle de
l'auteur : « La poétique est faite, nous dit-on, et modelée
d'après les poëmes. Voici un poëte qui prétend
que son poëme a été composé d'après sa
poétique. Il avait certes un grand génie et plus d'inspiration
que qui que ce soit, si par inspiration on entend l'énergie, l'enthousiasme
intellectuel et le pouvoir de tenir ses facultés en éveil.
Mais il aimait aussi le travail plus qu'aucun autre ; il répétait
volontiers, lui un original achevé, que l'originalité est
chose d'apprentissage, ce qui ne veut pas dire une chose qui peut être
transmise par l'enseignement. Le hasard et l'incompréhensible étaient
ses deux grands ennemis. S'est-il fait, par une vanité étrange
et amusante, beaucoup moins inspiré qu'il ne l'était naturellement
? A-t-il diminué la faculté gratuite qui était en
lui pour faire la part la plus belle à la volonté ? Je serais
assez porté à le croire ; quoique cependant il faille ne
pas oublier que son génie, si ardent et si agile qu'il fût,
était passionnément épris d'analyse, de combinaison
et de calculs. Un de ses axiomes favoris était encore celui-ci
: « Tout dans un poëme comme dans un roman, dans un sonnet
comme dans une nouvelle, doit concourir au dénoûment. Un
bon auteur a déjà sa dernière ligne en vue lorsqu'il
écrit la première. » Grâce à cette admirable
méthode, le compositeur peut commencer son oeuvre par la fin et
travailler, quand il lui plaît, à n'importe quelle partie.
Les amateurs du délire seront peut-être révoltés
par ces cyniques maximes mais chacun en peut prendre ce qu'il voudra.
Il sera toujours utile de leur montrer quels bénéfices l'art
peut tirer de la délibération et de faire voir aux gens
du monde quel labeur exige cet objet de luxe qu'on nomme poésie.
Après tout, un peu de charlatanerie est toujours permise au génie,
et même ne lui messied pas. C'est comme le fard sur les joues d'une
femme naturellement belle, un assaisonnement nouveau pour l'esprit. »
Cette dernière phrase est caractéristique et trahit le
goût particulier du poëte pour l'artificiel. Il ne cachait
pas, d'ailleurs[,] cette prédilection. Il se plaisait dans cette
espèce de beau composite et parfois un peu factice qu'élaborent
les civilisations très-avancées ou très-corrompues.
Disons, pour nous faire comprendre par une image sensible, qu'il eût
préféré à une simple jeune fille n'ayant d'autre
cosmétique que l'eau de sa cuvette, une femme plus mûre employant
toutes les ressources d'une coquetterie savante, devant une toilette couverte
de flacons d'essences, de lait virginal, de brosses d'ivoire et de pinces
d'acier. Le parfum profond de cette peau macérée dans les
aromates comme celle d'Esther, qu'on trempa six mois dans l'huile de palme
et six mois dans le cinname avant de la présenter au roi Assuérus,
avait sur lui une puissance vertigineuse. Une légère touche
de fard rose de Chine ou hortensia sur une joue fraîche, des mouches
placées d'une façon provoquante au coin de la bouche ou
de l'oeil, des paupières brunies de k'hol, des cheveux teints en
roux et sablés d'or, une fleur de poudre de riz sur la gorge et
les épaules, des lèvres et des bouts de doigts avivés
de carmin, ne lui déplaisaient en aucune manière. Il aimait
ces retouches faites par l'art à la nature, ces rehauts spirituels,
ces réveillons piquants posés d'une main habile pour augmenter
la grâce, le charme et le caractère d'une physionomie. Ce
n'est pas lui qui eût écrit de vertueuses tirades contre
le maquillage et la crinoline. Tout ce qui éloignait l'homme et
surtout la femme de l'état de nature lui paraissait une invention
heureuse. Ces goûts peu primitifs s'expliquent d'eux-mêmes
et doivent se comprendre chez un poëte de décadence
auteur des Fleurs du Mal. Nous n'étonnerons personne si
nous ajoutons qu'il préférait à l'odeur simple de
la rose et de la violette le benjoin, l'ambre et même le musc si
déconsidéré de nos jours, et aussi l'arome pénétrant
de certaines fleurs exotiques dont les parfums sont trop capiteux pour
nos climats modérés. Baudelaire était, en fait d'odeurs,
d'une sensualité étrangement subtile qu'on ne rencontre
guère que parmi les Orientaux. Il en parcourait délicieusement
toute la gamme, et il a pu justement dire de lui cette phrase que cite
Banville et que nous avons rapportée au début de notre article
dans le portrait du poëte : « Mon âme voltige sur les
parfums comme l'âme des autres hommes voltige sur la musique. »
Il aimait aussi les toilettes d'une élégance bizarre,
d'une richesse capricieuse, d'une fantaisie insolente, où se mêlait
quelque chose de la comédienne et de la courtisane, quoiqu'il fût
lui-même sévèrement exact dans son costume, mais ce
goût excessif, baroque, antinaturel, presque toujours contraire
au beau classique, était pour lui un signe de la volonté
humaine corrigeant à son gré les formes et les couleurs
fournies par la matière. Là où le philosophe ne trouve
qu'un texte à déclamation, il voyait une preuve de grandeur.
La dépravation, c'est-à-dire l'écart du type
normal, est impossible à la bête, fatalement conduite par
l'instinct immuable. C'est par la même raison que les poëtes
inspirés, n'ayant pas la conscience et la direction de leur
oeuvre, lui causaient une sorte d'aversion, et qu'il voulait introduire
l'art et le travail même dans l'originalité. Voilà pour une notice bien de la métaphysique, mais Baudelaire
était une nature subtile, compliquée, raisonneuse, paradoxale
et plus philosophique que ne l'est en général celle des
poëtes. L'esthétique de son art l'occupait beaucoup ; il abondait
en systèmes qu'il essayait de réaliser, et tout ce qu'il
faisait était soumis à un plan. Selon lui, la littérature
devait être voulue et la part de l'accidentel aussi
restreinte que possible. Ce qui ne l'empêcha pas de profiter, en
vrai poëte, des hasards heureux de l'exécution et de ces beautés
qui éclosent du fond même du sujet sans avoir été
prévues, comme des fleurettes mêlées par aventure
à la graine qu'a choisie le semeur. Tout artiste est un peu comme
Lope de Vega, qui, au moment de composer ses comédies, enfermait
les préceptes avec six clefs -- con seis llaves. -- Dans
le feu du travail, volontairement ou non, il oublie les systèmes
et les paradoxes. La réputation de Baudelaire, qui, pendant quelques années,
n'avait pas dépassé les limites de ce petit cénacle
qui rallie autour de soi tout génie naissant, éclata tout
d'un coup lorsqu'il se présenta au public tenant à la main
le bouquet des Fleurs du mal, un bouquet ne ressemblant en rien
aux innocentes gerbes poétiques des débutants. L'attention
de la justice s'émut, et quelques pièces d'une immoralité
si savante, si abstruse, si enveloppée de formes et de voiles d'art,
qu'elles exigeaient, pour être comprises des lecteurs, une haute
culture littéraire, durent être retranchées du volume
et remplacées par d'autres d'une excentricité moins dangereuse.
Ordinairement, il ne se fait pas grand bruit autour des livres de vers
; ils naissent, végètent et meurent en silence, car deux
ou trois poëtes tout au plus suffisent à notre consommation
intellectuelle. La lumière et le bruit s'étaient faits tout
de suite autour de Baudelaire, et, le scandale apaisé, on reconnut
qu'il apportait, chose si rare, une oeuvre originale et d'une saveur toute
particulière. Donner au goût une sensation inconnue est le
plus grand bonheur qui puisse arriver à un écrivain et surtout
à un poète. Les Fleurs du mal étaient un de ces titres heureux plus
difficiles à trouver qu'on ne pense. Il résumait sous une
forme brève et poétique l'idée générale
du livre et en indiquait les tendances. Quoiqu'il soit bien évidemment
romantique d'intention et de facture, on ne saurait rattacher par un lien
bien visible Baudelaire à aucun des grands maîtres de cette
école. Son vers, d'une structure raffinée et savante, d'une
concision parfois trop serrée et qui étreint les objets
plutôt comme une armure que comme un vêtement, présente
à la première lecture une apparence de difficulté
et d'obscurité. Cela tient, non pas à un défaut de
l'auteur, mais à la nouveauté même des choses qu'il
exprime et qui n'ont pas encore été rendues par des moyens
littéraires. Il a fallu que le poëte, pour y parvenir, se
composât une langue, un rhythme et une palette. Mais il n'a pu empêcher
que le lecteur ne demeurât surpris en face de ces vers si différents
de ceux qu'on a faits jusqu'ici. Pour peindre ces corruptions qui lui
font horreur, il a su trouver ces nuances morbidement riches de la pourriture
plus ou moins avancée, ces tons de nacre et de burgau qui glacent
les eaux stagnantes, ces roses de phtisie, ces blancs de chlorose, ces
jaunes fielleux de bile extravasée, ces gris plombés de
brouillard pestilentiel, ces verts empoisonnés et métalliques
puant l'arséniate de cuivre, ces noirs de fumée délayés
par la pluie le long des murs plâtreux, ces bitumes recuits et roussis
dans toutes les fritures de l'enfer si excellents pour servir de fond
à quelque tête livide et spectrale, et toute cette gamme
de couleurs exaspérées poussées au degré le
plus intense, qui correspondent à l'automne, au coucher du soleil,
à la maturité extrême des fruits, et à la dernière
heure des civilisations. Le livre s'ouvre par une pièce au lecteur, que le poëte
n'essaye pas d'amadouer comme c'est l'habitude et auquel il dit les vérités
les plus dures, l'accusant, malgré son hypocrisie, d'avoir tous
les vices qu'il blâme chez les autres et de nourrir dans son coeur
le grand monstre moderne, l'Ennui, qui avec sa lâcheté bourgeoise,
rêve platement les férocités et les débauches
romaines. Néron bureaucrate, Héliogabale boutiquier. --
Une autre pièce de la plus grande beauté et intitulée,
sans doute par une antiphrase ironique, Bénédiction,
peint la venue en ce monde du poëte, objet d'étonnement et
d'aversion pour sa mère, honteuse du produit de son flanc, poursuivi
par la bêtise, l'envie et le sarcasme, en proie à la cruauté
perfide de quelque Dalilah, joyeuse de le livrer aux Philistins, nu, désarmé,
rasé, après avoir épuisé sur lui tous les
raffinements d'une coquetterie féroce, et arrivant enfin, après
les insultes, les misères, les tortures, épuré au
creuset de la douleur, à l'éternelle gloire, à la
couronne de lumière destinée au front des martyrs, qu'ils
aient souffert pour le Vrai ou pour le Beau. Une petite pièce qui suit celle-là et qui a pour titre
Soleil, renferme comme une sorte de justification tacite du poëte
dans ses courses vagabondes. Un gai rayon brille sur la ville fangeuse
; l'auteur est sorti et parcourt, « comme un poëte qui prend
des vers à la pipée, » pour nous servir de la pittoresque
expression du vieux Mathurin Regnier, des carrefours immondes, des ruelles
où les persiennes fermées cachent en les indiquant les luxures
secrètes, tout ce dédale noir, humide, boueux des vieilles
rues aux maisons borgnes et lépreuses, où la lumière
fait briller, çà et là, à quelque fenêtre
un pot de fleurs ou une tête de jeune fille. Le poëte n'est-il
pas comme le soleil qui entre tout seul et partout, dans l'hôpital
comme dans le palais, dans le bouge comme dans l'église, toujours
pur, toujours éclatant, toujours divin, mettant avec indifférence
sa lueur d'or sur la charogne et sur la rose. Élévation nous montre le poëte nageant en
plein ciel, par delà les sphères étoilées,
dans l'éther lumineux, sur les confins de notre univers disparu
au fond de l'infini comme un petit nuage, et s'enivrant de cet air rare
et salubre où ne monte aucun des miasmes de la terre et que parfume
le souffle des anges ; car il ne faut pas oublier que Baudelaire, bien
qu'on l'ait souvent accusé de matérialisme, reproche que
la sottise ne manque pas de jeter au talent, est, au contraire, doué
à un degré éminent du don de spiritualité,
comme dirait Swedenborg. Il possède aussi le don de correspondance,
pour employer le même idiome mystique, c'est-à-dire qu'il
sait découvrir par une intuition secrète des rapports invisibles
à d'autres et rapprocher ainsi, par des analogies inattendues que
seul le voyant peut saisir, les objets les plus éloignés
et les plus opposés en apparence. Tout vrai poëte est doué
de cette qualité plus ou moins développée, qui est
l'essence même de son art. Sans doute Baudelaire, dans ce livre consacré à la peinture
des dépravations et des perversités modernes, a encadré
des tableaux répugnants, où le vice mis à nu se vautre
dans toute la laideur de sa honte ; mais le poëte, avec un suprême
dégoût, une indignation méprisante et une récurrence
vers l'idéal qui manque souvent chez les satiriques, stigmatise
et marque d'un fer rouge indélébile ces chairs malsaines,
plâtrées d'onguents et de céruse. Nulle part la soif
de l'air vierge et pur, de la blancheur immaculée, de la neige
sur les Himalaya, de l'azur sans tache, de la lumière immarcessible,
ne s'accuse plus ardemment que dans ces pièces qu'on a taxées
d'immorales, comme si la flagellation du vice était le vice même,
et qu'on fût un empoisonneur pour avoir décrit la pharmacie
toxique des Borgia. Cette méthode n'est pas neuve, mais elle réussit
toujours, et certaines gens affectent de croire qu'on ne peut lire les
Fleurs du mal qu'avec un masque de verre, comme en portait Exili lorsqu'il
travaillait à sa fameuse poudre de succession. Nous avons lu bien
souvent les poésies de Baudelaire, et nous ne sommes pas tombé
mort, la figure convulsée et le corps tigré de taches noires,
comme si nous avions soupé avec la Vannozza dans une vigne du pape
Alexandre VI. Toutes ces niaiseries, malheureusement nuisibles, car tous
les sots les adoptent avec enthousiasme, font hausser les épaules
à l'artiste vraiment digne de ce nom, qui est fort surpris lorsqu'on
lui apprend que le bleu est moral et l'écarlate indécent.
C'est à peu près comme si l'on disait : la pomme de terre
est vertueuse et la jusquiame est criminelle. Un morceau charmant sur les parfums les distingue en diverses classes,
éveillant des idées, des sensations et des souvenirs différents.
Il en est qui sont frais comme des chairs d'enfants, verts comme des prairies
au printemps, rappelant les rougeurs de l'aurore et portant avec eux des
pensées d'innocence. D'autres, comme le musc, l'ambre, le benjoin,
le nard et l'encens, sont superbes, triomphants, mondains, provoquent
à la coquetterie, à l'amour, au luxe, aux festins et aux
splendeurs. Si on les transposait dans la sphère des couleurs,
ils représenteraient l'or et la pourpre. Le poëte revient souvent à cette idée de la signification
des parfums. Près d'une beauté fauve, signare du Cap ou
bayadère de l'Inde égarée dans Paris, qui semble
avoir eu pour mission d'endormir son spleen nostalgique, il parle de cette
odeur mélangée « de musc et de havane » qui
transporte son âme aux rivages aimés du soleil, où
se découpent en éventail les feuilles du palmier dans l'air
tiède et bleu, où les mâts de navires se balancent
à l'harmonieux roulis de la mer, pendant que les esclaves silencieux
tâchent de distraire le jeune maître de sa mélancolie
langoureuse. Plus loin, se demandant ce qui doit rester de son oeuvre,
il se compare à un vieux flacon bouché, oublié parmi
les toiles d'araignée, au fond de quelque armoire, dans une maison
déserte. De l'armoire ouverte s'exhalent avec le relent du passé
les faibles parfums des robes, des dentelles, des boîtes à
poudre qui suscitent des souvenirs d'anciennes amours, d'antiques élégances
; et, si par hasard on débouche la fiole visqueuse et rancie, il
s'en dégagera un âcre parfum de sel anglais et de vinaigre
des quatre-voleurs, un puissant antidote de la moderne pestilence. En
maint endroit, cette préoccupation de l'arome reparaît, entourant
d'un nuage subtil les êtres et les choses. Chez bien peu de poëtes
nous retrouvons ce souci ; ils se contentent habituellement de mettre
dans leurs vers la lumière, la couleur, la musique ; mais il est
rare qu'ils y versent cette goutte de fine essence, dont la muse de Baudelaire
ne manque jamais d'humecter l'éponge de sa cassolette ou la batiste
de son mouchoir. Puisque nous en sommes à raconter les goûts particuliers
et les petites manies du poëte, disons qu'il adorait les chats, comme
lui amoureux des parfums, et que l'odeur de la valériane jette
dans une sorte d'épilepsie extatique. Il aimait ces charmantes
bêtes tranquilles, mystérieuses et douces, aux frissonnements
électriques, dont l'attitude favorite est la pose allongée
des sphinx qui semblent leur avoir transmis leurs secrets ; elles errent
à pas veloutés par la maison, comme le génie du lieu,
genius loci, ou viennent s'asseoir sur la table près de
l'écrivain, tenant compagnie à sa pensée et le regardant
du fond de leurs prunelles sablées d'or avec une intelligente tendresse
et une pénétration magique. On dirait que les chats devinent
l'idée qui descend du cerveau au bec de la plume, et que, allongeant
la patte, ils voudraient la saisir au passage. Ils se plaisent dans le
silence, l'ordre et la quiétude, et aucun endroit ne leur convient
mieux que le cabinet du littérateur. Ils attendent avec une patience
admirable qu'il ait fini sa tâche, tout en filant leur rouet guttural
et rhythmique comme une sorte d'accompagnement du travail. Parfois, ils
lustrent de leur langue quelque place ébouriffée de leur
fourrure ; car ils sont propres, soigneux, coquets, et ne souffrent aucune
irrégularité dans leur toilette, mais tout cela d'une façon
discrète et calme, comme s'ils avaient peur de distraire ou de
gêner. Leurs caresses sont tendres, délicates, silencieuses,
féminines, et n'ont rien de commun avec la pétulance
bruyante et grossière qu'y apportent les chiens, auxquels pourtant
est dévolue toute la sympathie du vulgaire. Tous ces mérites
étaient appréciés comme il convient par Baudelaire,
qui a plus d'une fois adressé aux chats de belles pièces
de vers, -- les Fleurs du mal en contiennent trois, -- où
il célèbre leurs qualités physiques et morales, et
bien souvent il les fait errer à travers ses compositions comme
accessoire caractéristique. Les chats abondent dans les vers de
Baudelaire comme les chiens dans les tableaux de Paul Véronèse
et y forment une espèce de signature. Il faut dire aussi qu'il
y a chez ces jolies bêtes, si sages le jour, un côté
nocturne, mystérieux et cabalistique, qui séduisait beaucoup
le poëte. Le chat, avec ses yeux phosphoriques qui lui servent de
lanternes et les étincelles jaillissant de son dos, hante sans
peur les ténèbres, où il rencontre les fantômes
errants, les sorcières, les alchimistes, les nécromanciens,
les résurrectionistes, les amants, les filous, les assassins, les
patrouilles grises et toutes ces larves obscures qui ne sortent et ne
travaillent que la nuit. Il a l'air de savoir la plus récente chronique
du sabbat, et il se frotte volontiers à la jambe boiteuse de Méphistophélès.
Ses sérénades sous les balcons des chattes, ses amours sur
les toits, accompagnées de cris semblables à ceux d'un enfant
qu'on égorge, lui donnent un air passablement satanique qui justifie
jusqu'à un certain point la répugnance des esprits diurnes
et pratiques, pour qui les mystères de l'Érèbe n'ont
aucun attrait. Mais un docteur Faust, dans sa cellule encombrée
de bouquins et d'instruments d'alchimie, aimera toujours avoir un chat
voluptueux, câlin, aux façons veloutées, à
l'allure mystérieuse, plein de force dans sa fine souplesse, fixant
sur les choses et les hommes un regard d'une lueur inquiétante,
libre, volontaire, difficile à retenir, mais sans aucune perfidie
et fidèlement attaché à ceux vers qui l'avait une
fois porté son indépendante sympathie. Diverses figures de femmes paraissent au fond des poésies de
Baudelaire, les unes voilées, les autres demi-nues, mais sans qu'on
puisse leur attribuer un nom. Ce sont plutôt des types que des personnes.
Elles représentent l'éternel féminin, et l'amour
que le poëte exprime pour elles est l'amour et non pas un
amour, car nous avons vu que dans sa théorie il n'admettait
pas la passion individuelle, la trouvant trop crue, trop familière
et trop violente. Parmi ces femmes, les unes symbolisent la prostitution
inconsciente et presque bestiale, avec leurs masques plâtrés
de fard et de céruse, leurs yeux charbonnés de k'hol, leurs
bouches teintes de rouge et semblables à des blessures saignantes,
leurs casques de faux cheveux et leurs bijoux d'un éclat sec et
dur ; les autres, d'une corruption plus froide, plus savante et plus perverse,
espèces de marquises de Marteuil du XIXe siècle,
transposent le vice du corps à l'âme. Elles sont hautaines,
glaciales, amères, ne trouvant le plaisir que dans la méchanceté
satisfaite, insatiables comme la stérilité, mornes comme
l'ennui, n'ayant que des fantaisies hystériques et folles, et privées,
ainsi que le Démon, de la puissance d'aimer. Douées d'une
beauté effrayante, presque spectrale, que n'anime pas la pourpre
rouge de la vie, elles marchent à leur but pâles, insensibles,
superbement dégoûtées, sur les coeurs qu'elles écrasent
de leurs talons pointus. C'est au sortir de ces amours, qui ressemblent
à des haines, de ces plaisirs plus meurtriers que des combats,
que le poëte retourne vers cette brune idole au parfum exotique,
à la parure sauvagement baroque, souple et câline comme la
panthère noire de Java, qui le repose et le dédommage de
ces méchantes chattes parisiennes aux griffes aiguës, jouant
à la souris avec un coeur de poëte. Mais ce n'est à
aucune de ces créatures de plâtre, de marbre ou d'ébène
qu'il donne son âme. Au-dessus de ce noir amas de maisons lépreuses,
de ce dédale infect où circulent les spectres du plaisir,
de cet immonde fourmillement de misère, de laideur et de perversités,
loin, bien loin dans l'inaltérable azur, flotte l'adorable fantôme
de la Béatrix, l'idéal toujours désiré, jamais
atteint, la beauté supérieure et divine incarnée
sous une forme de femme éthérée, spiritualisée,
faite de lumière, de flamme et de parfum, une vapeur, un rêve,
un reflet du monde aromal et séraphique comme les Sigeia, [Ligeia]
les Morella, les Una, les Éléonore d'Edgar Poe et la Seraphita-Seraphitus
de Balzac, cette étonnante création. Du fond de ses déchéances,
de ses erreurs et de ses désespoirs, c'est vers cette image céleste
comme vers une madone de Bon-Secours qu'il tend les bras avec des cris,
des pleurs et un profond dégoût de lui-même. Aux heures
de mélancolie amoureuse, c'est toujours avec elle qu'il voudrait
s'enfuir et cacher sa félicité parfaite dans quelque asile
mystérieusement féerique, ou idéalement confortable,
cottage de Gainsborough, intérieur de Gérard Dow, ou mieux
encore palais à dentelles de marbre de Benarès ou d'Hyderabad.
Jamais son rêve n'emmène d'autre compagne. Faut-il voir dans
cette Béatrix, dans cette Laure qu'aucun nom ne désigne,
une jeune fille ou une femme réelle, passionnément et religieusement
aimée par le poëte pendant son passage sur cette terre ? Il
serait romanesque de le supposer, et il ne nous a pas été
donné d'être mêlé assez profondément
à la vie intime de son coeur pour répondre affirmativement
ou négativement à la question. Dans sa conversation toute
métaphysique, Baudelaire parlait beaucoup de ses idées,
très-peu de ses sentiments et jamais de ses actions. Quant au chapitre
des amours, il avait mis pour sceau sur ses lèvres fines et dédaigneuses
un camée à figure d'Harpocrate. Le plus sûr serait
de ne voir dans cet amour idéal qu'une postulation de l'âme,
l'élan d'un coeur inassouvi et l'éternel soupir de l'imparfait
aspirant à l'absolu. A la fin des Fleurs du mal se trouve une suite de pièces
sur le Vin et les diverses ivresses qu'il produit, selon les cerveaux
qu'il attaque. Nous n'avons pas besoin de dire qu'il ne s'agit pas ici
de chansons bachiques célébrant le jus de la treille, ni
rien de semblable. Ce sont des peintures hideuses et terribles de l'ivrognerie,
mais sans moralité à la Hogarth. Le tableau n'a pas besoin
de légende, et le Vin de l'ouvrier fait frémir. Les
litanies de Satan, dieu du mal et prince du monde, sont une de ces
froides ironies familières à l'auteur où l'on aurait
tort de voir une impiété. L'impiété n'est
pas dans la nature de Baudelaire, qui croit à une mathématique
supérieure établie par Dieu de toute éternité
et dont la moindre infraction est punie par les plus rudes châtiments,
non-seulement dans ce monde, mais encore dans l'autre. S'il a peint le
vice et montré Satan avec toutes ses pompes, c'est sans nulle complaisance
assurément. Il a même une préoccupation assez singulière
du diable comme tentateur et dont il voit partout la griffe, comme s'il
ne suffisait pas à l'homme, pour le pousser au péché,
à l'infamie et au crime, de sa perversité native. La faute
chez Baudelaire est toujours suivie de remords, d'angoisses, de dégoût,
de désespoirs, et se punit par elle-même, ce qui est le pire
supplice. Mais en voilà assez sur ce sujet. Nous faisons de la
critique et non de la théologie. Signalons, parmi les pièces qui composent les Fleurs du mal,
quelques-unes des plus remarquables, entre autres celle qui a pour titre
Don Juan aux enfers. C'est un tableau d'une grandeur tragique et
peint d'une couleur sobre et magistrale sur la flamme sombre des voûtes
infernales. La barque funèbre glisse sur l'eau noire, emmenant don Juan et
son cortége de victimes ou d'insultés. Le mendiant auquel
il a voulu faire renier Dieu, gueux athlétique, fier sous ses guenilles
comme Antisthène, manie les rames à la place du vieux Caron.
A la poupe, un homme de pierre, fantôme décoloré,
au geste roide et sculptural, tient le gouvernail. Le vieux don Luis montre
du doigt ses cheveux blancs raillés par son fils hypocritement
impie. Sganarelle demande le payement de ses gages à son maître
désormais insolvable. Do¤a Elvire tâche de ramener l'ancien
sourire de l'amant sur les lèvres de l'époux dédaigneux,
et les pâles amoureuses mises à mal, abandonnées,
trahies, foulées aux pieds comme des fleurs de la veille, lui découvrent
la blessure toujours saignante de leur coeur. Sous ce concert de pleurs,
de gémissements et de malédictions, don Juan reste impassible
; il a fait ce qu'il a voulu ; que le Ciel, l'enfer et le monde le jugent
comme ils l'entendront, sa fierté ne connaît pas le remords
; la foudre a pu le tuer, mais non le faire repentir. Par sa mélancolie sereine, sa tranquillité lumineuse et
son kief oriental, la pièce intitulée la Vie antérieure
contraste heureusement avec les sombres peintures du monstrueux Paris
moderne et montre que l'artiste a, sur sa palette, à côté
des noirs, des bitumes, des momies, des terres d'Ombre et de Sienne, toute
une gamme de nuances fraîches, légères, transparentes,
délicatement rosées, idéalement bleues comme les
lointains de Breughel de Paradis, propres à rendre les paysages
élyséens et les mirages du rêve. Il convient de citer comme note particulière du poëte le
sentiment de l'artificiel. Par ce mot, il faut entendre une création
due tout entière à l'Art et d'où la Nature est complètement
absente. Dans un article fait du vivant même de Baudelaire, nous
avions signalé cette tendance bizarre dont la pièce qui
a pour titre Rêve parisien est un exemple frappant. Voici
les lignes qui essayaient de rendre ce cauchemar splendide et sombre,
digne des gravures à la manière noire de Martynn : «
Figurez-vous un paysage extra-naturel, ou plutôt une perspective
faite avec du métal, du marbre et de l'eau et d'où le végétal
est banni comme irrégulier. Tout est rigide, poli, miroitant sous
un ciel sans soleil, sans lune et sans étoiles. Au milieu d'un
silence d'éternité montent, éclairés d'un
feu personnel, des palais, des colonnades, des tours, des escaliers, des
châteaux d'eau d'où tombent, comme des rideaux de cristal,
des cascades pesantes. Des eaux bleues s'encadrent comme l'acier des miroirs
antiques dans des quais et des bassins d'or bruni, ou coulent silencieusement
sous des ponts des pierres précieuses. Le rayon cristallisé
enchâsse le liquide, et les dalles de porphyre des terrasses reflètent
les objets comme des glaces. La reine de Saba, en y marchant, relèverait
sa robe, craignant de se mouiller les pieds, tellement les surfaces sont
luisantes. Le style de cette pièce brille comme un marbre noir
poli. » N'est-ce pas une étrange fantaisie que cette composition
faite d'éléments rigides où rien ne vit, ne palpite,
ne respire, où pas un brin d'herbe, pas une feuille, pas une fleur,
ne viennent déranger l'implacable symétrie des formes factices
inventées par l'art ? Ne se croirait-on pas dans la Palmyre intacte
ou la Palenqué restée debout d'une planète morte
et abandonnée de son atmosphère ? Ce sont là, sans doute, des imaginations baroques, anti-naturelles,
voisines de l'hallucination et qui expriment le secret désir d'une
nouveauté impossible ; mais nous les préférons, pour
notre part, à la fade simplicité de ces prétendues
poésies qui, sur le canevas usé du lieu commun, brodent,
avec de vieilles laines passées de couleur, des dessins d'un[e]
trivialité bourgeoise ou d'une sentimentalité bête
: des couronnes de grosses roses, des feuillages vert de chou et des colombes
se becquetant. Parfois, nous ne craignons pas d'acheter le rare au prix
du choquant, du fantasque et de l'outré. La barbarie nous va mieux
que la platitude. Baudelaire a pour nous cet avantage ; il peut être
mauvais, mais il n'est jamais commun. Ses fautes sont originales comme
ses qualités, et, là même où il déplaît,
il l'a voulu ainsi, d'après une esthétique particulière
et un raisonnement longtemps débattu. Terminons cette analyse déjà un peu longue, et que pourtant
nous abrégeons beaucoup, par quelques mots sur cette pièce
des Petites Vieilles qui a étonné Victor Hugo. Le
poëte, se promenant dans les rues de Paris, voit passer de petites
vieilles à l'allure humble et triste, et il les suit comme on ferait
de jolies femmes, reconnaissant, d'après ce vieux cachemire usé,
élimé, reprisé mille fois, d'un ton éteint,
qui moule pauvrement de maigres épaules, d'après ce bout
de dentelle éraillée et jaunie, cette bague, souvenir péniblement
disputé au mont-de-piété et prête à
quitter le doigt effilé d'une main pâle, un passé
de bonheur et d'élégance, une vie d'amour et de dévouement
peut-être, un reste de beauté sensible encore sous le délabrement
de la misère et les dévastations de l'âge. Il ranime
tous ces spectres tremblotants, il les redresse, il remet la chair de
la jeunesse sur ces minces squelettes, et il ressuscite dans ces pauvres
coeurs flétris les illusions d'autrefois. Rien de plus ridicule
et de plus touchant que ces Vénus du Père-Lachaise et ces
Ninons des Petits-Ménages qui défilent lamentablement sous
l'évocation du maître, comme une procession de spectres surpris
par la lumière. La question de métrique, dédaignée par tous ceux
qui n'ont pas eu le sentiment de la forme, et ils sont nombreux aujourd'hui,
a été à bon droit jugée comme très-importante
par Baudelaire. Rien de plus commun, maintenant, que de prendre le
poétique pour la poésie. Ce sont des choses qui
n'ont aucun rapport. Fénelon, J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre,
Chateaubriand, George Sand, sont poétiques, mais ne sont pas poëtes,
c'est-à-dire qu'ils sont incapables d'écrire en vers, même
en vers médiocres, faculté spéciale que possèdent
des gens d'un mérite bien inférieur à celui de ces
maîtres illustres. Vouloir séparer le vers de la poésie,
c'est une folie moderne qui ne tend à rien de moins que l'anéantissement
de l'art lui-même. Nous rencontrons dans un excellent article de
Sainte-Beuve sur Taine, à propos de Pope et de Boileau, assez légèrement
traités par l'auteur de l'Histoire de la littérature
anglaise, ce paragraphe si ferme et si judicieux, où les choses
sont remises sous leur vrai jour par le grand critique, qui fut à
ses commencements un grand poëte, et l'est toujours. « Mais,
à propos de Boileau, puis-je donc accepter ce jugement étrange
d'un homme d'esprit, cette opinion méprisante que M. Taine en la
citant prend à son compte, et ne craint pas d'endosser en passant
: « Il y a deux sortes de vers dans Boileau : les plus nombreux,
qui semblent d'un bon élève de troisième ; les moins
nombreux, qui semblent d'un bon élève de rhétorique
? » L'homme d'esprit qui parle ainsi ( M. Guillaume Guizot ) ne
sent pas Boileau poëte, et, j'irai plus loin, il ne doit sentir aucun
poëte en tant que poëte. Je conçois qu'on ne mette pas
toute la poésie dans le métier ; mais je ne conçois
pas du tout que, quand il s'agit d'un art, on ne tienne nul compte de
l'art lui-même, et qu'on déprécie à ce point
les parfaits ouvriers qui y excellent. Supprimez d'un seul coup toute
la poésie en vers, ce sera plus expéditif ; sinon, parlez
avec estime de ceux qui en ont possédé les secrets. Boileau
était du petit nombre de ceux-là ; Pope également.
» On ne saurait mieux dire ni plus juste. Quand il s'agit d'un poëte,
la facture de ses vers est chose considérable et vaut qu'on l'étudie,
car elle constitue une grande partie de sa valeur intrinsèque.
C'est avec ce coin qu'il frappe son or, son argent ou son cuivre. Le vers
de Baudelaire, qui accepte les principales améliorations ou réformes
romantiques, telles que la rime riche, la mobilité facultative
de la césure, le rejet, l'enjambement, l'emploi du mot propre ou
technique, le rhythme ferme et plein, la coulée d'un seul jet du
grand alexandrin, tout le savant mécanisme de prosodie et de coupe
dans la stance et la strophe, a cependant son architectonique particulière,
ses formules individuelles, sa structure reconnaissable, ses secrets de
métier, son tour de main si l'on peut s'exprimer ainsi, et sa marque
C. B., qu'on retrouve toujours appliquée sur une rime ou sur un
hémistiche. Baudelaire emploie fréquemment le vers de douze
pieds et de huit pieds. Ce sont les moules où sa pensée
se coule de préférence. Les pièces en rimes plates
sont chez lui moins nombreuses que celles divisées en quatrains
ou en stances. Il aime l'harmonieux entre-croisement de rimes qui éloigne
l'écho de la note touchée d'abord, et présente à
l'oreille un son naturellement imprévu, qui se complétera
plus tard comme celui du premier vers, causant cette satisfaction que
procure en musique l'accord parfait. Il a soin ordinairement que la rime
finale soit pleine, sonore et soutenue de la consonne d'appui, pour lui
donner cette vibration qui prolonge la dernière note frappée.
Parmi ses pièces, il s'en rencontre beaucoup qui ont la disposition
apparente et comme le dessin extérieur du sonnet, bien qu'il n'ait
écrit « sonnet » en tête d'aucune d'elles. Cela
vient sans doute d'un scrupule littéraire et d'un cas de conscience
prosodique, dont il nous semble voir l'origine dans la notice où
il raconte la visite qu'il nous fit, et raconte notre conversation. --
On n'a pas oublié qu'il venait nous apporter un volume de vers
fait par deux amis absents, qu'il était chargé de représenter,
et nous trouvons ces lignes dans son récit : « Après
avoir rapidement feuilleté le volume, il me fit remarquer que les
poëtes en question se permettaient trop souvent des sonnets libertins,
c'est-à-dire non orthodoxes et s'affranchissant volontiers de la
règle de la quadruple rime. » A cette époque la plus
grande partie des Fleurs du mal était déjà
composée, et il s'y rencontrait un assez grand nombre de sonnets
libertins, qui non-seulement n'avaient pas la quadruple rime, mais
encore où les rimes étaient enlacées d'une façon
tout à fait irrégulière ; car, dans le sonnet orthodoxe,
comme l'ont fait Pétrarque, Félicaja, Ronsard, du Bellay,
Sainte-Beuve, l'intérieur du quatrain doit contenir deux rimes
plates, féminines ou masculines au choix du poëte, ce qui
distingue le quatrain du sonnet du quatrain ordinaire et commande, selon
que la rime extérieure donne l'e muet ou le son plein, la
marche et la disposition des rimes dans les deux tercets terminant ce
petit poëme, moins difficile à réussir que ne le pense
Boileau, précisément parce qu'il a une forme géométriquement
arrêtée ; de même que, dans les plafonds, les compartiments
polygones ou bizarrement contournés servent plus les peintres qu'ils
ne les gênent en déterminant l'espace où il faut encadrer
et faire tenir leurs figures. Il n'est pas rare d'arriver, par le raccourci
et l'ingénieux agencement des lignes, à loger un géant
dans un de ces caissons étroits, et l'oeuvre y gagne par sa concentration
même. Ainsi une grande pensée peut se mouvoir à l'aise
dans ces quatorze vers méthodiquement distribués. La jeune école se permet un grand nombre de sonnets libertins,
et, nous l'avouons, cela nous est particulièrement désagréable.
Pourquoi, si l'on veut être libre et arranger les rimes à
sa guise, aller choisir une forme rigoureuse qui n'admet aucun écart,
aucun caprice ? L'irrégulier dans le régulier, le manque
de correspondance dans la symétrie, quoi de plus illogique et de
plus contrariant ? Chaque infraction à la règle nous inquiète
comme une note douteuse ou fausse. Le sonnet est une sorte de fugue poétique
dont le thème doit passer et repasser jusqu'à sa résolution
par les formes voulues. Il faut donc se soumettre absolument à
ses lois, ou bien, si l'on trouve ces lois surannées, pédantesques
et gênantes, ne pas écrire de sonnets du tout. Les Italiens
et les poëtes de la pléiade sont en ce genre les maîtres
à consulter : il ne serait pas non plus inutile de lire le livre
où Guillaume Colletet traite du sonnet ex-professo. On peut dire
qu'il a épuisé la matière. Mais en voilà bien
assez sur les sonnets libertins que Maynard le premier mit en honneur.
Quant aux sonnets doubles, rapportés, septenaires, à queue,
estrambots, rétrogrades, par répétition, retournés,
acrostiches, mésostiches, en losange, en croix de Saint-André
et autres, ce sont des exercices de pédants dont on peut voir les
patrons dans Rabanus Maurus, dans l'Apollon espagnol et italien
et dans le traité exprès qu'en a fait Antonio Tempo, mais
qu'il faut dédaigner comme des difficultés laborieusement
puériles et les casse-tête chinois de la poésie. Baudelaire cherche souvent l'effet musical par un ou plusieurs vers
particulièrement mélodieux qui font ritournelle et reparaissent
tour à tour, comme dans cette strophe italienne appelée
sextine dont M. le comte de Gramont offre en ses poésies
plusieurs exemples heureux. Il applique cette forme, qui a le bercement
vague d'une incantation magique entendue à demi dans un rêve,
aux sujets de mélancolique souvenir et d'amour malheureux. Les
stances aux bruissements monotones emportent et rapportent la pensée
en la balançant comme les vagues roulent dans leurs volutes régulières
une fleur noyée tombée de la rive. Comme Longfellow et Edgar
Poe, il emploie parfois l'allitération, c'est-à-dire le
retour déterminé d'une certaine consonne pour produire à
l'intérieur du vers un effet d'harmonie. Sainte-Beuve, à
qui aucune de ces délicatesses n'est inconnue, et qui les pratique
avec son art exquis, avait dit autrefois dans un sonnet d'une douceur
fondue et tout italienne : Sorrente m'a rendu mon doux rêve infini.
Toute oreille sensible comprend le charme de cette liquide ramenée
quatre fois et qui semble vous entraîner sur son flot dans l'infini
du rêve comme une plume de mouette sur la houle bleue de la mer
napolitaine. On trouve de fréquentes allitérations dans
la prose de Beaumarchais, et les Scaldes en faisaient grand usage. Ces
minuties paraîtront sans doute bien frivoles aux hommes utilitaires,
progressifs et pratiques ou simplement spirituels qui pensent, comme Stendhal,
que le vers est une forme enfantine, bonne pour les âges primitifs,
et demandent que la poésie soit écrite en prose comme il
sied à une époque raisonnable. Mais ce sont ces détails
qui rendent les vers bons ou mauvais et font qu'on n'est pas poëte.
Les mots polysyllabiques et amples plaisent à Baudelaire, et,
avec trois ou quatre de ces mots, il fait souvent des vers qui semblent
immenses et dont le son vibrant prolonge la mesure. Pour le poëte,
les mots ont, en eux-mêmes et en dehors du sens qu'ils expriment,
une beauté et une valeur propres comme des pierres précieuses
qui ne sont pas encore taillées et montées en bracelets,
en colliers ou en bagues : ils charment le connaisseur qui les regarde
et les trie du doigt dans la petite coupe où ils sont mis en réserve,
comme ferait un orfévre méditant un bijou. Il y a des mots
diamant, saphir, rubis, émeraude, d'autres qui luisent comme du
phosphore quand on les frotte, et ce n'est pas un mince travail de les
choisir. Ces grands alexandrins dont nous parlions tout à l'heure, qui
viennent, en temps d'accalmie, mourir sur la plage avec la tranquille
et profonde ondulation de la houle arrivant du large, se brisent parfois
en folle écume et lancent haut leurs fumées blanches contre
quelque récif sourcilleux et farouche pour retomber ensuite en
pluie amère. Les vers de huit pieds sont brusques, violents, coupants
comme les lanières du chat à neuf queues et cinglent rudement
les épaules de la mauvaise conscience et de l'hypocrite transaction.
Ils se prêtent aussi à rendre de funèbres caprices
; l'auteur encadre dans ce mètre, comme dans une bordure de bois
noir, des vues nocturnes de cimetière où brillent dans l'ombre
les prunelles nyctalopes des hiboux, et, derrière le rideau vert
bronze des ifs, se glissent, à pas de spectre, les filous du néant,
les dévastateurs des tombes et les voleurs de cadavres. En vers
de huit pieds encore, il peint des ciels sinistres où roule
au-dessus des gibets une lune rendue malade par les incantations des Canidies
; il décrit le froid ennui de la morte qui a échangé
contre le cercueil son lit de luxure, et qui rêve dans sa solitude,
abandonnée même des vers, en tressaillant à la goutte
de pluie glacée, filtrant à travers les planches de sa bière,
ou nous montre, avec son désordre significatif de bouquets fanés,
de vieilles lettres, de rubans et de miniatures mêlés à
des pistolets, des poignards et des fioles de laudanum, la chambre du
lâche amoureux que visite dédaigneusement, pendant ses promenades,
le spectre ironique du suicide, car la mort même ne saurait le guérir
de son infâme passion. De la facture du vers, passons à la trame du style. Baudelaire
y mêle des fils de soie et d'or à des fils de chanvre rudes
et forts, comme en ces étoffes d'Orient à la fois splendides
et grossières où les plus délicats ornements courent
avec de charmants caprices sur un poil de chameau bourru ou sur une toile
âpre au toucher comme la voile d'une barque. Les recherches les
plus coquettes, les plus précieuses même s'y heurtent à
des brutalités sauvages ; et, du boudoir aux parfums enivrants,
aux conversations voluptueusement langoureuses, on tombe au cabaret ignoble
où les ivrognes, mêlant le vin et le sang, se disputent à
coups de couteau pour quelque Hélène de carrefour. Les Fleurs du mal sont le plus beau fleuron de la couronne poétique
de Baudelaire. Là, il a donné sa note originale et montré
qu'on pouvait, après ce nombre incalculable de volumes de vers,
où toutes les variétés de sujets semblaient épuisées,
mettre en lumière quelque chose de neuf et d'inattendu, sans avoir
pour cela besoin de décrocher le soleil et les étoiles et
de faire défiler l'histoire universelle comme dans une fresque
allemande. Mais ce qui a fait surtout son nom célèbre, c'est
sa traduction d'Edgar Poe ; car, en France, on ne lit guère des
poëtes que leur prose, et ce sont les feuilletons qui font connaître
les poëmes. Baudelaire a naturalisé chez nous ce singulier
génie d'une individualité si rare, si tranchée, si
exceptionnelle, qui d'abord a plus scandalisé que charmé
l'Amérique, non que son oeuvre choque en rien la morale : il est,
au contraire, d'une chasteté virginale et séraphique, mais
parce qu'il dérangeait toutes les idées reçues, toutes
les banalités pratiques et qu'il n'y avait pas de criterium pour
le juger. Edgar Poe ne partageait aucune des idées américaines
sur le progrès, la perfectibilité, les institutions démocratiques
et autres thèmes de déclamation chers aux philistins des
deux mondes. Il n'adorait pas exclusivement le dieu dollar ; il aimait
la poésie pour elle-même et préférait le beau
à l'utile : hérésie énorme ! De plus, il avait
le malheur de bien écrire, ce qui a le don d'horripiler les sots
de tous les pays. Un grave directeur de revue ou de journal, ami de Poe
d'ailleurs et bien intentionné, avoue qu'il était difficile
de l'employer et qu'on était obligé de le payer moins que
d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop au-dessus du
vulgaire ; admirable raison ! Le biographe de l'auteur du Corbeau
et d'Eureka dit qu'Edgar Poe, s'il avait voulu régulariser
son génie et appliquer ses facultés créatrices d'une
manière plus appropriée au sol américain, aurait
pu devenir un auteur à argent ( a money making author )
; mais il était indisciplinable, n'en voulait faire qu'à
sa tête et ne produisait qu'à ses heures, sur des sujets
qui lui convenaient. Son humeur vagabonde le faisait rouler comme une
comète désorbitée de Baltimore à New-York
et de New-York à Philadelphie, de Philadelphie à Boston
ou à Richmond, sans qu'il pût se fixer nulle part. Dans ses
moments d'ennui, de détresse ou de défaillance, lorsqu'à
la surexcitation causée par quelque travail fiévreux succédait
cet abattement bien connu des littérateurs, il buvait de l'eau-de-vie,
défaut qui lui a été amèrement reproché
par les Américains, modèles de tempérance, comme
chacun sait. Il ne s'abusait pas sur les effets désastreux de ce
vice, celui qui a écrit, dans le Chat noir, cette phrase
fatidique : « Quelle maladie est comparable à l'alcool !
» Il buvait sans ivrognerie aucune, pour oublier, pour se retrouver
peut-être dans un milieu d'hallucination favorable à son
oeuvre, ou même pour en finir avec une vie intolérable en
évitant le scandale d'un suicide formel. Bref, un jour, attaqué
dans la rue d'un accès de delirium tremens, il fut porté
à l'hôpital et y mourut tout jeune encore et lorsque rien
dans ses facultés n'annonçait un affaiblissement, car sa
déplorable habitude n'avait influé en rien sur son talent
ni sur ses manières, qui restèrent toujours celles d'un
gentleman accompli, ni sur sa beauté jusqu'au bout remarquable.
Nous indiquons en quelques traits rapides la physionomie d'Edgar Poe,
quoique nous n'ayons pas à écrire sa vie ; mais l'auteur
américain a tenu dans l'existence intellectuelle de Baudelaire
une place assez grande pour qu'il soit indispensable d'en parler ici d'une
façon un peu développée, sinon sous le rapport biographique,
au moins au point de vue des doctrines. Edgar Poe a certainement influé
sur Baudelaire, son traducteur, surtout dans la dernière partie
de la vie, hélas ! si courte du poëte. Les Histoires extraordinaires, les Aventures d'Arthur Gordon
Pym, les Histoires sérieuses et grotesques, Eureka,
ont été traduites par Baudelaire avec une identification
si exacte de style et de pensée, une liberté si fidèle
et si souple, que les traductions produisent l'effet d'ouvrages originaux
et en ont toute la perfection géniale. Les Histoires extraordinaires
sont précédées de morceaux de haute critique dans
lesquels le traducteur analyse en poëte le talent si excentrique
et si nouveau d'Edgar Poe, que la France, avec sa parfaite insouciance
des originalités étrangères, ignorait profondément
avant que Baudelaire l'eût révélé. Il apporte
à ce travail, nécessaire pour expliquer une nature si en
dehors des idées vulgaires, une sagacité métaphysique
peu commune et une rare finesse d'aperçus. Ces pages peuvent compter
entre les plus remarquables qu'il ait écrites. La curiosité fut surexcitée au plus haut point par ces
mystérieuses histoires si mathématiquement fantastiques,
qui se déduisent des formules d'algèbre, et dont les expositions
ressemblent à des enquêtes judiciaires menées par
le magistrat le plus perspicace et le plus subtil. L'Assassinat de
la rue Morgue, la Lettre volée, le Scarabée d'or, ces
énigmes plus difficiles à deviner que celles du sphinx et
dont le mot arrive à la fin d'une façon si plausible, intéressèrent
jusqu'au délire le public blasé sur les romans d'aventures
et de moeurs. On se passionna pour cet Auguste Dupin d'une lucidité
divinatoire si étrange, qui semble tenir entre ses mains le fil
rattachant les unes aux autres les pensées les plus opposées,
et qui arrive à son but par des inductions d'une justesse si merveilleuse.
-- On admira ce Legrand, plus habile encore à déchiffrer
les cryptogrammes que Claude Jacquet, l'employé du ministère,
qui lit à Desmarets, dans l'histoire des Treize, avec la
vieille grille de l'ambassade de Portugal, la lettre chiffrée
de Ferragus, et le résultat de cette lecture est la découverte
des trésors du capitaine Kid ! Chacun s'avoua qu'il aurait eu beau
voir renaître à la lueur de la flamme, en traits rouges,
sur le parchemin jauni, la tête de mort et le chevreau, et les lignes
de points, de croix, de virgules et de chiffres, qu'il n'eût pas
deviné où le corsaire avait enfoui ce grand coffre plein
de diamants, de joyaux, de montres, de chaînes d'or, d'onces, de
quadruples, de doublons, de rixdales, de piastres et de monnaies de tous
les pays qui récompensent la sagacité de Legrand. Le
Puits et le Pendule causèrent une suffocation de terreur égale
aux plus noires inventions d'Anne Radcliffe, de Lewis et du révérend
père Mathurin, et l'on prit le vertige à regarder au fond
de ce gouffre tournoyant du Maelstrom, colossal entonnoir aux parois duquel
les vaisseaux courent en spirale comme les brins de paille dans un tourbillon.
La Vérité sur le cas de M. Waldemar ébranla
les nerfs les plus robustes, et la chute de la maison Usher inspira
de profondes mélancolies. Les âmes tendres furent particulièrement
touchées par ces figures de femmes, si vaporeuses, si transparentes,
si romanesquement pâles et d'une beauté presque spectrale,
que le poëte nomme Morella, Ligeia, lady Rowena Trévanion,
de Tremaine, Eleonor, mais qui ne sont que l'incarnation sous toutes les
formes d'un unique amour survivant à la mort de l'objet adoré,
et se continuant à travers des avatars toujours découverts.
Désormais, en France, le nom de Baudelaire est inséparable
du nom d'Edgar Poe, et le souvenir de l'un éveille immédiatement
la pensée de l'autre. Il semble même parfois que les idées
de l'Américain appartiennent en propre au Français. Baudelaire, comme la plupart des poëtes de ce temps-ci, où
les arts, moins séparés qu'ils n'étaient autrefois,
voisinent les uns chez les autres et se livrent à de fréquentes
transpositions, avait le goût, le sentiment et la connaissance de
la peinture. Il a écrit des articles de Salon remarquables, et,
entre autres, des brochures sur Delacroix, qui analysent avec une pénétration
et une subtilité extrêmes, la nature d'artiste du grand peintre
romantique. Il en a la préoccupation et nous trouvons, dans des
réflexions sur Edgar Poe, cette phrase significative : «
Comme notre Eugène Delacroix, qui a élevé son art
à la hauteur de la grande poésie, Edgar Poe aime à
agiter ses figures sur des fonds violâtres et verdâtres, où
se révèlent la phosphorescence de la pourriture et la senteur
de l'orage. » Quel juste sentiment en cette simple phrase incidente
de la couleur passionnée et fiévreuse du peintre ! Delacroix,
en effet, devait charmer Baudelaire par la maladie même de
son talent si troublé, si inquiet, si nerveux, si chercheur, si
exaspéré, si paroxyste, qu'on nous passe ce mot,
qui seul rend bien notre pensée, et si tourmenté des malaises,
des mélancolies, des ardeurs fébriles, des efforts convulsifs
et des rêves vagues de l'époque moderne. Un instant, l'école réaliste crut pouvoir accaparer Baudelaire.
Certains tableaux des Fleurs du mal, d'une vérité
outrageusement crue et dans lesquels le poëte n'avait reculé
devant aucune laideur, pouvaient faire croire à des esprits superficiels
qu'il penchait vers cette doctrine. On ne faisait pas attention que ces
tableaux, soi-disant réels, étaient toujours relevés
par le caractère, l'effet ou la couleur, et, d'ailleurs, servaient
de contraste à des peintures idéales et suaves. Baudelaire
se laissa un peu aller à ces avances, visita les ateliers réalistes,
et dut faire sur Courbet, le maître peintre d'Ornans, un article
qui ne parut jamais. Cependant, à l'un de ces derniers Salons,
Fantin, dans ce cadre bizarre où il réunit autour du médaillon
d'Eugène Delacroix, comme les comparses d'une apothéose,
le cénacle des peintres et des écrivains dits réalistes,
a placé Charles Baudelaire en un coin, avec son regard sérieux
et son sourire ironique. Certes, Baudelaire, comme admirateur de Delacroix,
avait bien le droit d'être là. Mais faisait-il intellectuellement
et sympathiquement partie de cette bande, dont les tendances ne devaient
pas s'accorder avec ses goûts aristocratiques et son aspiration
vers le beau ? Chez lui, nous l'avons déjà spécifié,
l'emploi du laid trivial et naturel n'était qu'une sorte de manifestation
et de protestation d'horreur, et nous doutons que la Vénus
capitonnée de Courbet, effroyable Maritorne callipyge, ait eu jamais
beaucoup de charmes pour lui, l'amateur des élégances exquises,
des maniérismes raffinés et des coquetteries savantes. Non
qu'il ne fût pas capable d'admirer la beauté grandiose ;
celui qui a écrit la Géante devait aimer l'Aurore
et la Nuit, ces magnifiques colosses féminins que Michel-Ange
couche sur la volute du tombeau des Médicis avec des contournements
si superbes. Il avait, en outre, une philosophie et une métaphysique
qui ne pouvaient manquer de l'éloigner de cette école, à
laquelle il ne faut sous aucun prétexte le rattacher. Loin de se plaire au réel, il cherchait curieusement l'étrange,
et, s'il rencontrait quelque type singulier, original, il le suivait,
l'étudiait, tâchait de trouver le bout de fil de la bobine
et de le dérouler jusqu'au bout. Ainsi il s'était épris
de Guys, un personnage mystérieux, qui avait pour état d'aller
dans tous les coins de l'univers où il se passait quelque événement
dessiner des croquis pour les journaux illustrés anglais. Ce Guys, que nous avons connu, était à la fois un grand
voyageur, un observateur profond et rapide, et un parfait humoriste
; d'un coup d'oeil, il saisissait les côtés caractéristiques
des hommes et des choses ; en quelques coups de crayon, il en découpait
les silhouettes sur son album, arrêtait à la plume ce trait
cursif comme la sténographie, et la lavait hardiment d'une teinte
plate pour en indiquer la couleur. Guys n'était pas ce que régulièrement on appelle
un artiste, mais il avait le don particulier de prendre en quelques minutes
le signalement des choses. D'un coup d'oeil, avec une clairvoyance sans
égale, il démêlait dans tout le trait caractéristique
-- celui-là seul -- et le mettait en saillie, négligeant
instinctivement ou à dessein les parties complémentaires.
Nul mieux que lui n'accusait une attitude, un galbe, une cassure,
pour nous servir d'un mot vulgaire, qui rend exactement notre pensée,
qu'il s'agît d'un dandy ou d'un voyou, d'une grande dame
ou d'une fille du peuple. Il possédait à un degré
rare le sens des corruptions modernes, dans le haut comme dans le bas
de la société, et il cueillait, lui aussi, sous forme de
croquis, son bouquet de fleurs du mal. Personne ne rendait comme Guys
la maigreur élégante et l'éclat d'acajou d'un cheval
de course, et il savait aussi bien faire déborder la jupe d'une
petite dame sur le bord d'un panier traîné par des poneys,
qu'établir un cocher de bonne maison, poudré et garni de
fourrures, sur l'énorme siége d'un grand coupé à
huit ressorts et à panneaux armoriés, partant pour le drawing-room
de la Reine avec ses trois laquais suspendus aux embrasses de passementerie.
-- Il semble dans ce dessin spirituel, fashionable et cursif, consacré
aux scènes de high life, avoir été le précurseur
des intelligents artistes de la Vie parisienne, Marcelin, Hadol,
Morin, Crafty, d'une modernité si au courant et si pénétrante.
Mais, si Guys exprimait, à se faire approuver par un Brummel, le
haut dandysme et les grandes allures aristocratiques de la duckery,
il excellait non moins à rendre dans leurs folles toilettes et
leur désinvolture provoquante les nymphes vénales de Piccadilly-saloon
et d'Argail-room, et ne craignait même pas de s'engager dans les
lanes déserts et d'y croquer, au clair de la lune ou à la
lueur tourmentée d'un bec de gaz, la silhouette d'un de ces spectres
du plaisir qui errent sur les trottoirs de Londres, et, s'il se trouvait
à Paris, il poursuivait, jusque dans les tapis francs décrits
par Eugène Sue, les modes outrées du mauvais lieu et ce
qu'on pourrait appeler la coquetterie du ruisseau. Vous pensez bien que
Guys ne cherchait là que le caractère. C'était
sa passion, et il dégageait avec une certitude étonnante
le côté pittoresque et singulier des types, des allures et
des costumes de notre époque. -- Un talent de cette nature ne pouvait
manquer de charmer Baudelaire, qui faisait, en effet, grand cas de Guys.
Nous possédions une soixantaine de dessins, d'esquisses, d'aquarelles
de cet humoriste au crayon, et nous en donnâmes quelques-uns au
poëte. Ce cadeau lui fit un vif plaisir et il l'emporta tout joyeusement.
Certainement, il savait tout ce qui manquait à ces rapides pochades,
auxquelles Guys lui-même n'attachait plus aucune importance lorsqu'elles
avaient été reportées sur bois par les habiles dessinateurs
de l'Illustrated London News ; mais il était frappé
de cet esprit, de cette clairvoyance et de cette puissance observatrices,
qualités toutes littéraires traduites par un moyen graphique.
Il aimait dans ces dessins l'absence complète d'antiquité,
c'est-à-dire de tradition classique, et le sentiment profond de
ce que nous appellerons décadence, faute d'un mot s'adaptant
mieux à notre idée ; mais on sait ce que Baudelaire entendait
par décadence. Ne dit-il pas quelque part à propos de ces
distinctions littéraires : « Il me semble que deux femmes
me sont présentées ; l'une matrone rustique, répugnante
de santé et de vertu, sans allure et sans regard ; bref, ne
devant rien qu'à la simple nature ; l'autre une de ces beautés
qui dominent et oppriment le souvenir, unissant à son charme profond
et original l'éloquence de la toilette, maîtresse de sa démarche,
consciente et reine d'elle-même, une voix parlant comme un instrument
bien accordé, et des regards chargés de pensée et
n'en laissant couler que ce qu'ils veulent. Mon choix ne saurait être
douteux, et cependant il y a des sphinx pédagogiques qui me reprocheraient
de manquer à l'honneur classique. » Cette compréhension si originale de la beauté moderne
retourne la question, car elle regarde comme primitive, grossière
et barbare la beauté antique, opinion paradoxale sans doute, mais
qui peut très-bien se soutenir. Balzac préférait
de beaucoup, à la Vénus de Milo, une Parisienne élégante,
fine, coquette, moulée dans son long cachemire par un mouvement
de coudes, allant d'un pied furtif à quelque rendez-vous, sa voilette
de Chantilly rabattue sur le nez, penchant la tête de manière
à montrer, entre le bavolet du chapeau et le dernier pli du châle,
une de ces nuques au ton d'ivoire où se tordent gracieusement dans
la lumière deux ou trois frisons de cheveux follets. Cela a bien
son charme, quoique, pour notre goût, nous aimions davantage la
Vénus de Milo ; mais cela tient à ce que, par suite d'une
première éducation et d'un sens particulier, nous sommes
plus plastique que littéraire. On se rend compte qu'avec ces idées Baudelaire ait incliné
quelque temps vers l'école réaliste dont Courbet est le
dieu et Manet le grand prêtre. Mais, si certains côtés
de sa nature pouvaient être satisfaits par la représentation
directe et non traditionnelle de la laideur ou tout au moins de la trivialité
contemporaine, ses aspirations d'art, d'élégance, de luxe
et de beauté l'entraînaient vers une sphère supérieure,
et Delacroix avec sa passion fébrile, sa couleur orageuse, sa mélancolie
poétique, sa palette de soleil couchant, et sa savante pratique
d'artiste de la décadence fut et demeura son maître d'élection.
Nous voici arrivé à un ouvrage singulier de Baudelaire,
moitié traduit, moitié original, intitulé les
Paradis artificiels, opium et haschich, et sur lequel il convient
de s'arrêter, car il n'a pas peu contribué, parmi le public,
toujours heureux d'accepter comme vrais les bruits défavorables
aux littérateurs, à répandre l'opinion que l'auteur
des Fleurs du mal avait l'habitude de chercher l'inspiration dans
les excitants. Sa mort, arrivée à la suite d'une paralysie
qui le réduisait à l'impuissance de pouvoir communiquer
la pensée toujours active et vivante au fond de son cerveau, ne
fit que confirmer cette croyance. Cette paralysie, disait-on, venait sans
doute des excès de haschich ou d'opium auquel le poëte s'était
livré d'abord par singularité, ensuite par l'entraînement
fatal qu'exercent les drogues funestes. Sa maladie n'eut d'autre cause
que les fatigues, les ennuis, les chagrins et les embarras de toute sorte,
inhérents à la vie littéraire pour tous ceux dont
le talent ne se prête pas à un travail régulier et
de facile débit, comme celui du journal, par exemple, et dont les
oeuvres épouvantent par leur originalité les timides directeurs
de revues. Baudelaire était sobre comme tous les travailleurs,
et, tout en admettant que le goût de se créer un paradis
artificiel au moyen d'un excitant quelconque, opium, haschich, vin,
alcool ou tabac, semble tenir à la nature même de l'homme
puisqu'on le retrouve à toutes les époques, dans tous les
pays, dans les barbaries comme dans les civilisations et jusque dans l'état
sauvage, il y voyait une preuve de la perversité originelle, une
tentative impie d'échapper à la douleur nécessaire,
une pure suggestion satanique pour usurper, dès à présent,
le bonheur réservé plus tard comme récompense à
la résignation, à la volonté, à la vertu,
à l'effort persistant vers le bien et le beau. Il pensait que le
diable disait aux mangeurs de haschich et aux buveurs d'opium, comme autrefois
à nos premiers parents : « Si vous goûtez de ce fruit,
vous serez comme des dieux, » et qu'il ne leur tenait pas plus parole
qu'il ne la tint à Adam et Ève ; car, le lendemain, le dieu,
affaibli, énervé, est descendu au-dessous de la bête
et reste isolé dans un vide immense, n'ayant d'autre ressource
pour s'échapper à lui-même que de recourir à
son poison dont il doit graduellement augmenter la dose. Qu'il ait essayé
une ou deux fois du haschich comme expérience physiologique, cela
est possible et même probable, mais il n'en a pas fait un usage
continu. Ce bonheur acheté à la pharmacie, et qu'on emporte
dans la poche de son gilet, lui répugnait d'ailleurs, et il comparait
l'extase qu'il produit à celle d'un maniaque pour qui des toiles
peintes et de grossiers décors remplaceraient de véritables
meubles et des jardins embaumés de fleurs réelles. Il ne
vint que rarement et en simple observateur aux séances de l'hôtel
Pimodan, où notre cercle se réunissait pour prendre le dawamesk,
séances que nous avons décrites autrefois dans la Revue
des Deux Mondes, sous ce titre : le Club des haschichins, en
y mêlant le récit de nos propres hallucinations. -- Après
une dizaine d'expériences, nous renonçames pour toujours
à cette drogue enivrante, non qu'elle nous eût fait mal physiquement,
mais le vrai littérateur n'a besoin que de ses rêves naturels,
et il n'aime pas que sa pensée subisse l'influence d'un agent quelconque.
Balzac vint à une de ces soirées, et Baudelaire raconte
ainsi sa visite : « Balzac pensait sans doute qu'il n'est pas de
plus grande honte ni de plus vive souffrance que l'abdication de sa volonté.
Je l'ai vu une fois, dans une réunion où il était
question des prodigieux effets du haschich. Il écoutait et questionnait
avec une attention et une vivacité amusantes. Les personnes qui
l'ont connu devinent qu'il devait être intéressé.
Mais l'idée de penser malgré lui-même le choquait
vivement ; on lui présenta du dawamesk, il l'examina, le flaira,
et le rendit sans y toucher. La lutte entre sa curiosité presque
enfantine et sa répugnance pour l'abdication, se trahissait sur
son visage expressif d'une manière frappante ; l'amour de la dignité
l'emporta. En effet, il est difficile de se figurer le théoricien
de la volonté, le jumeau spirituel de Louis Lambert consentant
à perdre une parcelle de cette précieuse substance.
» Nous étions ce soir-là à l'hôtel Pimodan,
et nous pouvons constater la parfaite exactitude de cette petite anecdote.
Seulement, nous y ajouterons ce détail caractéristique :
en rendant la cuillerée de dawamesk qu'on lui offrait, Balzac dit
que l'essai était inutile et que le haschich, il en était
sûr, n'aurait aucune action sur son cerveau. Cela était possible, ce cerveau puissant où trônait
la volonté, fortifié par l'étude, saturé des
aromes subtils du moka, et que n'obscurcissaient pas de la plus légère
fumée trois bouteilles de vin de Vouvray le plus capiteux, eût
été peut-être capable de résister à
l'intoxication passagère du chanvre indien. Car le haschich ou
dawamesk, nous avons oublié de le dire, n'est qu'une décoction
de cannabis indica, mêlée à un corps gras,
à du miel et à des pistaches, pour lui donner la consistance
d'une pâte ou confiture. La monographie du haschich est médicalement très-bien
faite dans les Paradis artificiels, et la science y pourrait puiser
des renseignements certains, car Baudelaire se piquait de scrupuleuse
exactitude, et pour rien au monde il n'eût glissé le moindre
ornement poétique dans ce sujet qui s'y prêterait de lui-même.
Il spécifie parfaitement bien le caractère propre des hallucinations
du haschich, qui ne crée rien, mais développe seulement
la disposition particulière de l'individu en l'exagérant
jusqu'à la dernière puissance. Ce qu'on voit, c'est soi-même
agrandi, sensibilisé, excité démesurément,
hors du temps et de l'espace dont la notion disparaît, dans un milieu
d'abord réel, mais qui bientôt se déforme, s'accentue,
s'exagère et où chaque détail, d'une intensité
extrême, prend une importance surnaturelle, mais aisément
compréhensible pour le mangeur de haschich qui devine des correspondances
mystérieuses entre ces images souvent disparates. Si vous entendez
quelqu'une de ces musiques qui semblent exécutées par un
orchestre céleste et des choeurs de séraphins, et près
desquelles les symphonies d'Haydn, de Mozart et de Beethoven ne sont plus
que d'impatientants charivaris, croyez qu'une main a effleuré le
clavier du piano avec quelque vague prélude, ou qu'un orgue lointain
murmure dans la rumeur de la rue un morceau connu d'opéra.
Si vos yeux sont éblouis par des ruissellements, des scintillations,
des irradiations et des feux d'artifice de lumière, assurément
un certain nombre de bougies doivent brûler dans les torchères
et les flambeaux. Quand la muraille, cessant d'être opaque, s'enfonce
en perspective vaporeuse, profonde, bleuâtre comme une fenêtre
ouverte sur l'infini, c'est qu'une glace miroite vis-à-vis du songeur
avec ses ombres diffuses mêlées de transparences fantastiques.
Les nymphes, les déesses, les apparitions gracieuses, burlesques
ou terribles, viennent des tableaux, des tapisseries, des statues étalant
leur nudité mythologique dans les niches, ou des magots grimaçant
sur des étagères. Il en est de même pour les extases olfactives qui vous transportent
en des paradis de parfums où des fleurs merveilleuses, balançant
leurs urnes comme des encensoirs, vous envoient des senteurs d'aromates,
des odeurs innomées d'une subtilité pénétrante,
rappelant le souvenir de vies antérieures, de plages balsamiques
et lointaines et d'amours primitives dans quelque O'Taïti du rêve.
Il n'est pas besoin de chercher bien loin pour trouver dans la chambre
un pot d'héliotrope ou de tubéreuse, un sachet de peau d'Espagne
ou un châle de cachemire imprégné de patchouli négligemment
jeté sur un fauteuil. On comprend donc que, si l'on veut jouir pleinement des magies du haschich,
il faut les préparer d'avance et fournir en quelque sorte les motifs
à ses variations extravagantes et à ses fantaisies désordonnées.
Il importe d'être dans une bonne disposition d'esprit et de corps,
de n'avoir ce jour-là ni souci, ni devoir, ni heure fixée,
et de trouver dans un de ces appartements qu'aimait Baudelaire et qu'Edgar
Poe, dans ses descriptions, meuble avec un confort poétique, un
luxe bizarre et une élégance mystérieuse ; retraite
dérobée et cachée à tous, qui semble attendre
l'âme aimée, l'idéale figure féminine, celle
qu'en son noble langage Chateaubriand appelait la sylphide. En
de telles conditions, il est probable et même presque certain que
les sensations naturellement agréables se tourneront en béatitudes,
ravissements, extases, voluptés indicibles, et bien supérieures
aux joies grossières promises aux croyants par Mahomet dans son
paradis trop semblable à un sérail. Les houris vertes, rouges
et blanches sortant de la perle creuse qu'elles habitent et s'offrant
aux fidèles avec leur virginité sans cesse renaissante,
paraîtraient de vulgaires maritornes comparées aux nymphes,
aux anges, aux sylphides, vapeurs parfumées, transparences idéales,
formes soufflées de lumière rose et bleue, se détachant
en clair sur des disques de soleil et venant du fond de l'infini avec
des élancements stellaires comme les globules d'argent d'une liqueur
gazeuse, du fond d'une coupe de cristal que le haschichin voit passer
par légions innombrables dans le rêve qu'il fait tout éveillé.
Sans ces précautions, l'extase peut très-bien tourner
au cauchemar. Les voluptés se changent en souffrances, les joies
en terreurs ; une angoisse terrible vous saisit à la gorge, vous
pose son genou sur l'estomac, et vous écrase de son poids fantastiquement
énorme, comme si le sphinx des pyramides ou l'éléphant
du roi de Siam s'amusait à vous aplatir. D'autres fois, un froid
glacial vous envahit et vous fait monter le marbre jusqu'aux hanches,
comme à ce roi des Mille et une Nuits à demi changé
en statue et dont sa méchante femme venait battre tous les matins
les épaules restées souples. Baudelaire raconte deux ou trois hallucinations d'hommes de caractères
différents, et une autre éprouvée par une femme dans
ce cabinet de glaces recouvert d'un treillage doré et festonné
de fleurs, qu'il n'est pas difficile de reconnaître pour le boudoir
de l'hôtel Pimodan, et il accompagne chaque vision d'un commentaire
analytique et moral, où perce sa répugnance invincible à
l'endroit de tout bonheur obtenu par des moyens factices. Il détruit
cette considération du secours que pourrait tirer le génie
des idées que suggère l'ivresse du haschich. D'abord ces
idées ne sont pas si belles qu'on se l'imagine, leur charme vient
surtout de l'extrême excitation nerveuse où se trouve le
sujet. Ensuite le haschich, qui donne ces idées, ôte en même
temps le pouvoir de s'en servir, car il anéantit la volonté
et plonge ses victimes dans un ennui nonchalant où l'esprit devient
incapable de tout effort et de tout travail et d'où il ne peut
sortir que par l'ingestion d'une nouvelle dose. « Enfin, ajoute-t-il,
admettant quelques minutes l'hypothèse d'un tempérament
assez bien trempé, assez vigoureux pour résister aux fâcheux
effets de la drogue perfide, il faut songer à un autre danger,
fatal, terrible, qui est celui des accoutumances. Celui qui aura recours
à un poison pour penser, ne pourra bientôt plus penser
sans poison. Se figure-t-on le sort affreux d'un homme dont l'imagination
paralysée ne saurait plus fonctionner sans le secours du haschich
et de l'opium ! » Et, un peu plus loin, il fait sa profession de foi en ces nobles termes
: « Mais l'homme n'est pas si abandonné de moyens honnêtes
pour gagner le ciel, qu'il soit obligé d'invoquer la pharmacie
et la sorcellerie ; il n'a pas besoin de vendre son âme pour payer
les caresses enivrantes et l'amitié des houris. Qu'est-ce qu'un
paradis qu'on achète au prix de son salut éternel ? »
Suit la peinture d'une sorte d'Olympe placé sur le mont ardu de
la spiritualité où les muses de Raphaël ou de Mantegna,
sous la conduite d'Apollon, entourent de leurs choeurs rhytmiques l'artiste
voué au culte du beau et le récompensent de son long effort.
« Au-dessous de lui, continue l'auteur, au pied de la montagne,
dans les ronces et dans la boue, la troupe des humains, la bande des ilotes,
simule les grimaces de la jouissance et pousse des hurlements que lui
arrache la morsure du poison, et le poëte attristé se dit
: « Ces infortunés qui n'ont ni jeûné ni prié,
et qui ont refusé la rédemption par le travail, demandent
à la noire magie les moyens de s'élever, d'un seul coup,
à l'existence surnaturelle. La magie les dupe et allume pour eux
un faux bonheur et une fausse lumière ; tandis que, nous, poëtes
et philosophes, qui avons régénéré notre âme
par le travail successif et la contemplation, par l'exercice assidu de
la volonté et la noblesse permanente de l'intention, nous avons
créé à notre usage un jardin de vrai beauté.
Confiants dans la parole qui dit que la foi transporte les montagnes,
nous avons accompli le seul miracle dont Dieu nous ait octroyé
la licence. » Après de semblables paroles, il est difficile de croire que l'auteur
des Fleurs du mal, malgré ses penchants sataniques,
ait rendu de fréquentes visites aux paradis artificiels. A l'étude sur le haschich succède l'étude sur l'opium,
mais ici Baudelaire avait pour guide un livre singulier très célèbre
en Angleterre Confessions of English opium eater, qui a pour auteur
de Quincey, hélléniste distingué, écrivain
supérieur, homme d'une respectabilité complète, qui
a osé, avec une candeur tragique, faire, dans le pays du monde
le plus roidi par le cant, l'aveu de sa passion pour l'opium, décrire
cette passion, en représenter les phases, les intermittences, les
rechutes, les combats, les enthousiasmes, les abattements, les extases
et les fantasmagories suivies d'inexprimables angoisses. De Quincey, chose
presque incroyable, était arrivé, en augmentant peu à
peu la dose, à huit mille gouttes par jour ; ce qui ne l'empêcha
pas de parvenir jusqu'à l'âge très normal de soixante-quinze
ans, car il ne mourut qu'au mois de décembre 1859 et fit attendre
longtemps les médecins à qui, dans un accès d'humour,
il avait moqueusement légué, comme curieux sujet d'expérience
scientifique, son corps gorgé d'opium. Sa mauvaise habitude ne
l'empêcha pas de publier une foule d'ouvrages de littérature
et d'érudition où rien n'annonce la fatale influence de
ce qu'il appelle lui-même « la noire idole ». Le dénoûment
du livre laisse sous-entendre qu'avec des efforts surhumains l'auteur
était enfin parvenu à se corriger ; mais cela pourrait bien
n'être qu'un sacrifice à la morale et aux convenances, comme
la réponse de la vertu et la punition du crime à la fin
des mélodrames, l'impénitence finale étant de mauvais
exemple. Et de Quincey prétend qu'après dix-sept années
d'usage et huit années d'abus de l'opium, il a pu renoncer à
cette dangereuse substance ! Il ne faut pas décourager les thériakis
de bonne volonté. Mais que d'amour pourtant dans cette lyrique
invocation à la brune liqueur : « O juste, subtil et puissant opium ! toi qui, au coeur du pauvre
comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour
les angoisses qui induisent l'esprit en rébellion, apportes un
baume adoucissant ; éloquent opium, toi qui par ta puissante rhétorique
désarmes les résolutions de la rage et qui pour une nuit
rend à l'homme coupable les espérances de sa jeunesse et
ses anciennes mains pures de sang ; qui à l'homme orgueilleux donne
un oubli passager « des torts non redressés et des insultes
non vengées ! » Tu bâtis sur le sein des ténèbres,
avec les matériaux imaginaires du cerveau, avec un art plus profond
que celui de Phidias et de Praxitèle, des cités et des temples
qui dépassent en splendeurs Babylone ou Hécatompylos, et,
du chaos d'un sommeil plein de songes, tu évoques à la lumière
du soleil les visages des beautés depuis longtemps ensevelies et
les physionomies familières et bénies, nettoyées
des outrages de la tombe. Toi seul, tu donnes à l'homme ces trésors
et tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant
opium ! » Baudelaire ne traduit pas intégralement le livre de de Quincey.
Il en détache les morceaux les plus saillants, qu'il relie par
une analyse entremêlée de digressions et de réflexions
philosophiques, de manière à former un abrégé
qui représente l'oeuvre entière. Rien de plus curieux que
les détails biographiques qui ouvrent ces confessions et racontent
la fuite de l'écolier pour se soustraire à la tyrannie de
ses tuteurs, sa vie errante, misérable et famélique à
travers ce grand désert de Londres, son séjour dans ce logis
transformé en galetas par la négligence du propriétaire,
sa liaison avec la petite servante demi-idiote et Ann, une pauvre fille,
triste violette de trottoir, innocente et virginale jusque dans la prostitution,
sa rentrée en grâce auprès de sa famille et sa prise
de possession d'une fortune assez considérable pour lui permettre
de se livrer à ses études favorites au fond d'un charmant
cottage, en compagnie d'une noble femme qu'Oreste de l'opium il appelle
son Électre. Car déjà il a pris, à la suite
de douleurs névralgiques, l'habitude indéracinable du poison
dont il absorbait bientôt, sans résultat fâcheux, la
dose énorme de quarante grains par jour. Il est peu de poésies,
même chez Byron, Coleridge et Shelley, qui dépassent en magnificence
étrange et grandiose les rêves de de Quincey. Aux visions
les plus éclatantes et qu'illuminent des lueurs argentines et bleues
de paradis ou d'Élysée en succèdent d'autres plus
sombres que l'Érèbe et auxquelles on peut appliquer ces
vers effrayants du poëte : « C'était comme si un grand
peintre eût trempé son pinceau dans la noirceur du tremblement
de terre et de l'éclipse. » De Quincey, qui était un humaniste des plus distingués
et des plus précoces, -- il savait le grec et le latin à
dix ans, -- avait toujours pris beaucoup de plaisir à la lecture
de Tite-Live, et ces mots consul romanus résonnaient à
son oreille comme une formule magique et péremptoirement irrésistible.
Ces cinq syllabes éclataient à son oreille avec des vibrations
de trompettes sonnant comme des fanfares triomphales, et, lorsque, dans
son rêve, des multitudes ennemies luttaient sur un champ de bataille
éclairé d'une lueur livide avec des râles et des piétinements
sourds, pareils au bruit lointain des grandes eaux, tout à coup
une voix mystérieuse criait ces mots qui dominaient tout : consul
romanus. Un grand silence se faisait, oppressé d'une attente
anxieuse, et le consul apparaissait monté sur un cheval blanc,
au milieu de l'immense fourmilière, comme le Marius de la Bataille
des Cimbres, par Decamps, et, d'un geste fatidique, décidait
la victoire. D'autres fois, des personnages entrevus dans la réalité
se mêlaient à ses rêves et les hantaient comme des
spectres obstinés que ne peut chasser aucune formule d'exorcisme.
Un jour de l'année 1813, un Malais, au teint jaune et bilieux,
aux yeux tristement nostalgiques venant de Londres et cherchant à
gagner quelque port, ne sachant d'ailleurs pas un seul mot d'aucune langue
européenne, vint frapper, pour s'y reposer un peu, à la
porte du cottage. Ne voulant pas rester court devant ses domestiques et
ses voisins, de Quincey lui parla grec ; l'Asiatique répondit en
malais et l'honneur fut sauf. Après lui avoir donné quelque
argent, le maître du cottage, avec cette charité qui pousse
le fumeur à offrir un cigare au pauvre diable qu'il suppose depuis
longtemps privé de tabac, fit cadeau au Malais d'un gros morceau
d'opium, que le Malais avala d'une bouchée. Il y avait de quoi
tuer sept ou huit personnes non entraînées ; mais l'homme
au teint jaune avait probablement l'habitude du poison, car il partit
avec les marques d'une reconnaissance et d'une satisfaction indicibles.
On ne le revit plus, du moins physiquement, mais il devint un des hôtes
les plus assidus des visions de de Quincey. Le Malais à la face
safranée et aux prunelles étrangement noires était
comme une espèce de génie de l'extrême Orient, qui
avait les clefs de l'Inde, du Japon, de la Chine et autres pays jetés,
par rapport au reste du globe, dans un éloignement chimérique
et impossible. Comme on obéit à un guide qu'on n'a pas appelé,
mais qu'il faut suivre par une de ces fatalités que le rêve
admet, de Quincey, sur les pas du Malais s'enfonçait dans des régions
d'une antiquité fabuleuse et d'une bizarrerie inexprimable qui
lui causaient une profonde terreur. « Je ne sais, disait-il dans
ses confessions, si d'autres personnes partagent mes sentiments à
ce point, mais j'ai souvent pensé que, si j'étais forcé
de quitter l'Angleterre et de vivre en Chine parmi les modes, les manières
et les décors de la vie chinoise, je deviendrais fou... Un jeune
Chinois m'apparaît comme un être antédiluvien... En
Chine surtout, négligeant ce qu'elle a de commun avec le reste
de l'Asie méridionale, je suis terrifié par les modes de
la vie, par les usages, par une répugnance absolue, par une barrière
de sentiments qui nous séparent d'elle et sont trop profonds pour
être analysés ; je trouverais plus commode de vivre avec
des Lunatiques ou avec des brutes. » Avec une malicieuse ironie, le Malais, qui semblait comprendre cette
répugnance du mangeur d'opium, avait soin de le conduire au milieu
de villes immenses, aux tours de porcelaine, aux toits recourbés
en sabots et ornés de clochettes qui tintinnabulaient sans cesse,
aux rivières chargées de jonques et traversées par
des dragons sculptés en forme de ponts, aux rues encombrées
d'une innombrable population de magots agitant leurs petites têtes
coupés d'yeux obliques, agitant comme des rats leurs queues frétillantes
et murmurant, avec force révérences, des monosyllabes complimenteurs.
La troisième et dernière partie des Rêveries
d'un mangeur d'opium porte un titre lamentable, qu'elle justifie bien
: Suspiria de profundis. Dans une de ces visions apparaissent trois
figures inoubliables, mystérieusement terribles, comme les Moires
grecques et les Mères du second Faust. Ce sont les suivantes
de Levana, l'austère déesse qui lève le nouveau-né
de terre et le perfectionne par la douleur. Comme il y a trois Grâces,
trois Parques, trois Furies, comme il y avait primitivement trois Muses,
il y a trois déesses de la tristesse ; elles sont nos Notre-Dame
des Tristesses. La plus âgée des trois soeurs s'appelle Mater
lacrymarum ou Notre-Dame des Larmes, la seconde Mater suspiriorum,
Notre-Dame des Soupirs, la troisième et la plus jeune Mater
tenebrarum, Notre-Dame des Ténèbres, la plus redoutable
de toutes et à laquelle l'esprit le plus ferme ne peut songer sans
une secrète horreur. Ces spectres dolents ne parlent pas le langage
articulé des mortels ; ils pleurent, soupirent et font dans l'ombre
vague des gestes fatidiques. Ils expriment ainsi les douleurs inconnues,
les angoisses sans nom, les suggestions du désespoir solitaire,
tout ce qu'il y a de souffrances, d'amertumes et de douleurs au plus profond
de l'âme humaine. L'homme doit recevoir les leçons de ces
rudes initiatrices ; « ainsi verra-t-il les choses qui ne devraient
pas être vues, les spectacles qui sont abominables et les secrets
qui sont indicibles ; ainsi lira-t-il les antiques vérités,
les tristes vérités, les grandes et terribles vérités.
» On pense bien que Baudelaire ne ménage pas à de Quincey
les reproches qu'il adresse à tous ceux qui veulent s'élever
au surnaturel par des moyens matériels ; mais, en faveur de la
beauté des tableaux que peint l'illustre et poétique
rêveur, il lui montre beaucoup de bienveillance. Vers cette époque, Baudelaire quitta Paris et alla planter sa
tente à Bruxelles. Il ne faut voir dans ce voyage aucune idée
politique, mais le désir d'une vie plus tranquille et d'un repos
pacifiant, loin des excitations de l'existence parisienne. Ce séjour
ne paraît pas lui avoir profité. Il travailla peu à
Bruxelles et ses papiers ne contiennent que des notes rapides, sommaires,
presque hiéroglyphiques, dont lui seul aurait pu tirer parti. Sa
santé, au lieu de se rétablir, s'altéra, soit qu'elle
fût plus profondément atteinte qu'il ne le pensait lui-même,
soit que le climat ne lui fût pas favorable. Les premiers symptômes
du mal se manifestèrent par une certaine lenteur de parole et une
hésitation de plus en plus marquée dans le choix des mots
; mais, comme Baudelaire s'exprimait souvent d'une façon solennelle
et sentencieuse, appuyant sur chaque terme pour lui donner plus d'importance,
on ne prit pas garde à cet embarras de langage, prodrome de la
terrible maladie qui devait l'emporter et qui se manifesta bientôt
par une brusque attaque. Le bruit de la mort de Baudelaire se répandit
dans Paris avec cette rapidité ailée des mauvaises nouvelles
qui semblent courir plus vite que le fluide électrique le long
de son fil. Baudelaire était vivant encore, mais la nouvelle, quoique
fausse, n'était que prématurément vraie ; il ne devait
pas se relever du coup qui l'avait frappé. Ramené de Bruxelles
par sa famille et ses amis, il vécut encore quelques mois, ne pouvant
parler, ne pouvant écrire, puisque la paralysie avait rompu la
chaîne qui rattache la pensée à la parole. L'idée
vivait toujours en lui, on s'en apercevait bien à l'expression
des yeux ; mais elle était prisonnière et muette, sans aucun
moyen de communication avec l'extérieur, dans ce cachot d'argile
qui devait ne s'ouvrir que sur la tombe. -- A quoi bon insister sur les
détails de cette triste fin ? Il n'est pas de bonne manière
de mourir, mais il est douloureux, pour les survivants, de voir s'en aller
si tôt une intelligence remarquable qui pouvait longtemps encore
porter des fruits, et de perdre sur le chemin de plus en plus désert
de la vie un compagnon de sa jeunesse. Outre les Fleurs du mal, les traductions d'Edgar Poe, les
Paradis artificiels, des salons ou des articles de critique, Charles
Baudelaire laisse un livre de petits poëmes en prose insérés
à diverses époques dans des journaux et des revues qui bientôt
se lassaient de ces délicats chefs-d'oeuvre sans intérêt
pour les vulgaires lecteurs et forçaient le poëte, dont le
noble entêtement ne se prêtait à aucune concession,
d'aller porter la série suivante à un papier plus hasardeux
ou plus littéraire. C'est la première fois que ces pièces,
éparpillées un peu partout et presque introuvables, sont
réunies en un volume qui ne sera pas le moindre titre du poëte
auprès de la postérité. Dans une courte préface adressée à Arsène
Houssaye, qui précède les Petits Poëmes en prose,
Baudelaire raconte comment l'idée d'employer cette forme hybride,
flottant entre le vers et la prose, lui est venue. « J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuilletant,
pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit
d'Aloysius Bertrand ( un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns
de mes amis n'a-t-il pas tous les droits à être appelé
fameux ? ) que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue
et d'appliquer à la description de la vie moderne ou plutôt
d'une vie moderne et plus abstraite le procédé qu'il avait
appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement
pittoresque. « Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition,
rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale, sans
rhythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter
aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie,
aux soubresauts de la conscience ? [ »] Il n'est pas besoin de dire que rien ne ressemble moins à Gaspard
de la Nuit que les Petits Poëmes en prose. Baudelaire
lui-même s'en aperçut dès qu'il eut commencé
son travail et il constata cet accident dont tout autre que lui
s'enorgueillirait peut-être, mais qui ne peut qu'humilier profondément
un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poëte d'accomplir
juste ce qu'il a projeté de faire. On voit que Baudelaire prétendait toujours diriger l'inspiration
par la volonté et introduire une sorte de mathématique infaillible
dans l'art. Il se blâmait d'avoir produit autre chose que ce qu'il
avait résolu de faire, fût-ce, comme au cas présent,
une oeuvre originale et puissante. Notre langue poétique, il faut l'avouer, malgré les vaillants
efforts de la nouvelle école pour l'assouplir et la rendre malléable,
ne se prête guère au détail un peu rare et circonstancié,
surtout lorsqu'il s'agit de sujets de la vie moderne, familière
ou luxueuse. Sans avoir, comme jadis, l'horreur du mot propre et l'amour
de la périphrase, le vers français se refuse, par sa structure
même, à l'expression de la particularité significative,
et, s'il s'obstine à la faire entrer dans son cadre étroit,
il devient bien vite dur, rocailleux et pénible. Les Petits
Poëmes en prose viennent donc fort à propos suppléer
cette impuissance, et, dans cette forme qui demande un art exquis et où
chaque mot doit être jeté, avant d'être employé,
dans des balances plus faciles à trébucher que celles des
Peseurs d'or de Quintin Metsys, car il faut qu'il ait le titre,
le poids et le son, Baudelaire a mis en relief tout un côté
précieux, délicat et bizarre de son talent. Il a pu serrer
de plus près l'inexprimable et rendre ces nuances fugitives qui
flottent entre le son et la couleur et ces pensées qui ressemblent
à des motifs d'arabesques ou à des thèmes de phrases
musicales. -- Ce n'est pas seulement à la nature physique, c'est
aux mouvements les plus secrets de l'âme, aux mélancolies
capricieuses, au spleen halluciné des névroses que cette
forme s'applique avec bonheur. L'auteur des Fleurs du mal en a
tiré des effets merveilleux et l'on est parfois surpris que la
langue arrive, tantôt à travers la gaze transparente du rêve,
tantôt avec la brusque netteté d'un de ces rayons de soleil
qui, dans les trouées bleues du lointain, détachent une
tour en ruine, un bouquet d'arbres, une cime de montagne, à faire
voir des objets qui semblent se refuser à toute description, et
qui, jusqu'à présent, n'avaient pas été réduits
par le verbe. Ce sera là une des gloires, sinon la plus grande
de Baudelaire, d'avoir fait entrer dans les possibilités du style
des séries de choses, de sensations et d'effets innomés
par Adam, le grand nomenclateur. Un littérateur ne saurait ambitionner
un plus beau titre, et celui-là, l'écrivain qui a fait les
Petits Poëmes en prose le mérite sans conteste. Il est bien difficile, à moins de disposer d'un grand espace,
et alors il vaudrait mieux envoyer le lecteur aux pièces elles-mêmes,
de donner une idée juste de ces compositions : tableaux, médaillons,
bas-reliefs, statuettes, émaux, pastels, camées qui se suivent,
mais un peu comme les vertèbres dans l'épine dorsale d'un
serpent. On peut enlever quelques uns des anneaux et les morceaux se rejoignent
toujours vivants, ayant chacun leur âme particulière et se
tordant convulsivement vers un idéal inaccessible. Devant clore cette notice déjà trop longue le plus brièvement
possible, car nous chasserions de son volume l'auteur et l'ami dont nous
expliquons le talent, et le commentaire étoufferait l'oeuvre, il
faut nous borner à citer les titres de quelques-uns de ces petits
poëmes en prose, bien supérieurs selon nous, par l'intensité,
la concentration, la profondeur et la grâce, aux fantaisies mignonnes
de Gaspard de la Nuit que Baudelaire s'était proposé
comme modèle. Parmi les cinquante morceaux qui composent le recueil
et qui sont tous divers de ton et de facture, nous ferons remarquer le
Gâteau, la Chambre double, les Foules, les Veuves, le Vieux Saltimbanque,
une Hémisphère dans une chevelure, l'Invitation au voyage,
la Belle Dorothée, une Mort héroïque, le Thyrse, Portraits
de maîtresses, le Désir de peindre, un Cheval de race
et surtout les Bienfaits de la lune, adorable pièce où
le poëte exprime avec une magique illusion ce que le peintre anglais
Millais a manqué si complétement dans sa Veillée
de la Sainte-Agnès : la descente de l'astre nocturne dans une
chambre avec sa lueur phosphoriquement bleuâtre, ses gris de nacre
irisés, son brouillard traversé de rayons où palpitent,
comme des phalènes, des atomes d'argent. -- Du haut de son escalier
de nuages, la lune se penche sur le berceau d'un enfant endormi, le baignant
de sa clarté vivante et de son poison lumineux ; cette jolie tête
pâle, elle la doue de ses bienfaits étranges, comme une fée
marraine, et lui murmure à l'oreille : « Tu subiras éternellement
l'influence de mon baiser, tu seras belle à ma manière.
Tu aimeras ce que j'aime et ce qui m'aime : l'eau, les nuages, le silence,
la nuit, la mer immense et verte ; l'eau informe et multiforme, le lieu
où tu ne seras pas, l'amant que tu ne connaîtras pas, les
fleurs monstrueuses, les parfums qui troublent la volonté, les
chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme
les femmes, d'une voix rauque et douce. » Nous ne connaissons d'analogue à ce morceau délicieux
que la poésie de Li-tai-pé, si bien traduite par Judith
Walter, où l'impératrice de la Chine traîne, parmi
les rayons, sur son escalier de jade diamanté par la lune, les
plis de sa robe de satin blanc. Un Lunatique seul pouvait ainsi comprendre
la lune et son charme mystérieux. Quand on écoute la musique de Weber, on éprouve d'abord
une sensation de sommeil magnétique, une sorte d'apaisement qui
vous sépare sans secousse de la vie réelle, puis dans le
lointain résonne une note étrange qui vous fait dresser
l'oreille avec inquiétude. Cette note est comme un soupir du monde
surnaturel, comme la voix des esprits invisibles qui s'appellent. Obéron
vient d'emboucher son cor et la forêt magique s'ouvre, allongeant
à l'infini des allées bleuâtres, se peuplant de tous
les êtres fantastiques décrits par Shakspeare dans le
Songe d'une nuit d'été, et Titania elle-même apparaît
dans sa transparente robe de gaze d'argent. La lecture des Petits Poëmes en prose nous a souvent produit des impressions de ce genre ; une phrase, un mot -- un seul -- bizarrement choisi et placé, évoquait pour nous un monde inconnu de figures oubliées et pourtant amies, ravivait les souvenirs d'existences antérieures et lointaines, et nous faisait pressentir autour de nous un choeur mystérieux d'idées évanouies, murmurant à mi-voix parmi les fantômes des choses qui se détachent incessamment de la réalité. D'autres phrases, d'une tendresse morbide, semblent comme la musique chuchoter des consolations pour les douleurs inavouées et les irrémédiables désespoirs. Mais il faut y prendre garde, car elles vous donnent la nostalgie comme le ranz des vaches à ce pauvre lansquenet suisse de la ballade allemande, en garnison à Strasbourg, qui traversa le Rhin à la nage, fut repris et fusillé, « pour avoir trop écouté retentir le cor des Alpes. »
THÉOPHILE GAUTIER. 20 février 1868 |
Photographie : Michael gnade